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« Les saloperies, ça arrive même aux gens bien, dit-il quand elle eut terminé.

— Non. Je suis pas quelqu’un de bien, dit-elle. Mais bon Dieu, pourquoi on peut pas avoir au moins un peu de répit quand on se donne du mal. »

Les lueurs de Meridian brillaient au loin dans la nuit noire. Mais avant qu’ils aient atteint les panneaux indiquant les limites de la ville, Russell tourna sur la I-59 vers le sud.

« Je voudrais que vous me disiez quelque chose, fit-il. Ce revolver, pourquoi vous le gardez ? Ce truc pourrait vous griller pour de bon. »

Elle resta les yeux fixés sur les lumières pâles de la route.

« S’il y avait une chose au monde dont vous savez qu’elle peut vous mettre dedans, vous voudriez pas la garder à portée de main, vous ? »

Il opina. Il comprenait son point de vue, et il songea à soulever l’argument opposé mais il préféra la laisser décider elle-même de son destin.

« Vous êtes en train de rebrousser chemin, dit-elle.

— Vous m’avez pas dit de pas le faire.

— Ne nous ramenez pas là-bas.

— On est encore loin. Tôt ou tard faudra bien qu’on s’arrête.

— Je vous ai dit tout à l’heure, vous pouvez nous laisser où vous voulez.

— Il vous faut un meilleur plan que ça.

— C’est vous qui avez dit que vous pouviez nous aider. Maintenant vous savez que c’est pas si simple. Je parie que vous pensiez que je fuyais un connard qui me tabassait.

— J’espérais plutôt, on va dire.

— Ça vaut rien, ça.

— Quoi ?

— Espérer.

— Personnellement, je dirais qu’en ce qui vous concerne, vous et la petite, c’est à peu près la seule chose qui vaille. »

Ils continuèrent de rouler en silence puis aperçurent un panneau indiquant un camping non loin de la sortie suivante. Russell tourna la tête et s’apprêta à demander à Maben si elle voulait s’arrêter pour la nuit, mais elle s’était endormie, affalée sur le côté, la tête appuyée contre la vitre. Russell prit la sortie, tourna à droite et suivit l’autoroute pendant encore un bon kilomètre puis bifurqua au niveau du panneau du camping. C’était une parcelle défrichée de quelques kilomètres carrés et les emplacements consistaient en de simples lopins de terre brute entre une poignée d’arbres, avec un cercle de pierres au milieu pour faire du feu. Il traversa le site et il n’y avait presque personne. Il passa devant un vieux van Volkswagen puis un pick-up avec une caravane derrière et un vieux couple assis au coin du feu. Il s’éloigna encore un peu puis choisit un emplacement et se gara. Éteignit les phares et sortit. Le ciel était voilé de nuages et la seule lumière était celle du feu, un petit point orangé à une cinquantaine de mètres de là.

Il alluma son briquet et contourna le pick-up. Puis il passa le bras par la vitre et lui tapota l’épaule. Elle redressa la tête et se tourna vers lui et il murmura on s’est arrêtés. Au milieu de nulle part. Allez vous allonger un moment. Elle ouvrit la portière et descendit en prenant soin de ne pas déranger la petite, puis elle fit le tour du pick-up, grimpa de l’autre côté et s’allongea à côté de la fillette, les pieds dépassant de l’extrémité du siège. Russell referma à moitié la portière derrière elle et il heurta son pied et elle sursauta.

« Désolé, dit-il.

— Maben.

— Quoi ?

— Maben. Je m’appelle Maben », dit-elle en se rallongeant.

Il fit le tour jusqu’à l’arrière du pick-up et monta sur le plateau. Il avait l’intention de se coucher mais resta assis, le dos appuyé contre le hayon. Une légère brise soufflait et il regarda les libellules voler en scintillant entre les arbres. Le feu de l’autre côté du campement. Les deux silhouettes près des flammes. Elles avaient l’air grises.

Il n’avait rencontré qu’une seule Maben auparavant. Et il ne l’avait pas vraiment connue. Il savait seulement qui elle était. Il l’avait vue au tribunal au moment du délibéré, en larmes et tremblante comme si elle avait compris quelque chose, à propos du garçon qui était mort, que personne d’autre n’avait compris. Il pensa à la Maben en train de dormir dans son pick-up et il commença à réfléchir et à calculer mais c’était inutile. Elle faisait plus vieille qu’elle ne devait l’être et ça collait à peu près. Il se mit à rire, mais à peine. Il en avait assez vu au cours de sa vie pour ne plus s’étonner de grand-chose.

31

Dans ses rêves elle était debout sur une colline et elle regardait la prairie en contrebas. La petite se tenait au milieu des fleurs sauvages qui lui arrivaient à mi-hauteur et ondoyaient sous le vent et elle semblait tournoyer sur elle-même, sa chevelure soulevée par l’air frais puis retombant puis soulevée de nouveau. Les bras croisés, elle regardait la fillette, bras écartés et mains ouvertes, frôlant de la paume la pointe des fleurs et souriant en les sentant chatouiller la peau tendre au creux de sa main. L’horizon était strié de rose et de bleu et les nuages défilaient dans le ciel comme un train avançant à lente allure.

Elle le vit arriver de loin, rampant ou peut-être ondulant. Seule sa queue était visible. Dressée et dessinant un S, épaisse et reptilienne comme d’une très ancienne créature. Tandis qu’il se rapprochait, le vent se fit soudain plus violent et se mit à siffler, la giflant par bourrasques, et elle appela la fillette. Viens. Viens ici tout de suite, mais la petite ne l’entendait pas. La queue se rapprochait et elle se mit à crier et comme la petite ne l’entendait toujours pas elle cria de plus en plus fort et elle voulut avancer mais ses pieds étaient pris dans la terre et cette chose était tout près maintenant et la petite ne la vit pas arriver et quand sa tête jaillit soudain au-dessus des fleurs sauvages Maben se réveilla en poussant un cri et tomba du siège. La fillette se réveilla et se mit à pleurer quand elle se rendit compte qu’elle était dans le noir et de nouveau dans un endroit inconnu et sa mère se releva et la prit dans ses bras et lui dit je suis là. Je suis là.

32

Boyd avait traîné les pieds. Attendu qu’on lui dise il faut que tu ailles le voir et que tu lui parles. Un policier mort sur une route perdue. Le seul véhicule à arriver sur les lieux, conduit par un homme sorti de prison depuis à peine cinq minutes. En possession d’un fusil chargé. D’un permis de conduire périmé. Quand on lui avait demandé ce qu’il faisait là, il avait répondu qu’il roulait au hasard. Peu importe que Boyd le connaisse ou pas, tout ça faisait un peu trop pour fermer les yeux, et ils n’avaient aucune piste et ils en cherchaient désespérément une. Il ne pouvait plus jouer à cache-cache avec Russell.

Boyd arriva au bureau et but son café. Passa quelques coups de fil qui restèrent sans réponse et s’aperçut qu’on était dimanche matin. Il se servit une deuxième tasse puis se dit autant en finir tout de suite et il alla prévenir à l’accueil qu’il serait de retour vers l’heure du déjeuner. McComb était à une petite dizaine de kilomètres du poste de Magnolia et il évita l’autoroute, préférant suivre la nationale avec son cortège de camions de transport de bois et de feux de croisement. Tout ce qui pouvait le ralentir était bon à prendre.