Dès qu’il arriva en vue de la maison, il remarqua les bâches bleues qui recouvraient les fenêtres. Difficile de les manquer. Pas de pick-up. Il descendit de voiture et fit le tour du bâtiment. Le jardin à l’arrière était envahi par le chiendent et les herbes hautes. Sur le porche, des pots de peinture et des bouteilles de bière vides remplies de mégots. Un chien qui aboyait dans le jardin du voisin, invisible derrière la palissade. Il continua de faire le tour et arriva sur le flanc de la maison au niveau de la fenêtre de la chambre, où il n’y avait pas de rideaux. Des vêtements éparpillés sur le sol. Un drap roulé en boule sur le lit. Des cartons empilés dans un coin. Enfin il alla frapper à la porte, histoire de dire qu’il l’avait fait, puis remonta à bord du véhicule de patrouille. Il se rendit en ville, rentra dans un café et s’installa au comptoir devant une assiette de petits pains en sauce, puis décida d’aller voir chez le père de Russell. C’était le seul autre endroit où il imaginait pouvoir le trouver.
Il s’approcha de la porte de derrière et aperçut M. Gaines assis à la table de la cuisine avec Consuela. Elle mangeait des pancakes tandis qu’il lisait le journal du dimanche, bien calé sur sa chaise. Boyd frappa à la porte et tous deux levèrent la tête. Mitchell se leva à contrecœur et alla lui ouvrir.
« Comment va, monsieur Gaines ? »
Mitchell mit un moment à reconnaître Boyd et il lui tendit la main.
« Entre. »
Boyd le suivit dans la cuisine. Mitchell lui demanda s’il voulait une tasse de café et ignora son refus. Il lui en versa une et une autre pour lui et dit à Boyd de s’asseoir. Puis il mit de côté son journal sur la table et s’installa face à lui.
« Sacré bail que je t’avais pas vu, dit Mitchell. On dirait que tu te laisses pas aller…
— Ça, vous pouvez le dire, répondit Boyd. J’ai épousé une femme qui cuisine pas très bien mais en grande quantité !
— Y a pire.
— C’est sûr. Et mes deux garçons, si je fais pas gaffe, bientôt ça sera encore pire que moi… »
Boyd se tourna vers la femme qui les écoutait discuter et il attendait que Mitchell fasse les présentations mais ce dernier n’en avait apparemment pas l’intention alors il en vint au vif du sujet.
« J’imagine que vous n’avez pas vu Russell ce matin », dit-il.
Mitchell secoua la tête.
« Pas ce matin, non.
— Et vous ne sauriez pas où je peux le trouver, par hasard ?
— Chez lui, j’imagine. Tu es allé voir ?
— Oui. Avant de venir ici. »
Mitchell se redressa et posa les coudes sur la table.
« Il a fait une bêtise ?
— Non. Faut juste que je lui parle. »
Boyd fit tourner sa tasse de café entre ses mains, but une gorgée.
« Je suis navré pour votre collègue. J’étais au magasin hier pour acheter de la nourriture pour poissons et c’est là que j’ai appris, dit Mitchell. Vraiment triste.
— Oui. Le genre de truc qui fait pas trop plaisir aux épouses…
— J’imagine.
— Aux gosses non plus, d’ailleurs. Même quand c’est des gros gaillards comme les miens.
— Ils jouent au foot, tes garçons ?
— Dès qu’ils peuvent. L’aîné a commencé les entraînements d’été cette année.
— Je parie que ça l’embête pas trop.
— Oh, ça non ! Il adore. Ils vont sans doute le faire jouer en défense. Faut voir comme il bouge… »
Consuela finit ses pancakes, se leva et alla rincer son assiette dans l’évier. Puis elle prit le pot de café et remplit les tasses des deux hommes même s’ils y avaient à peine touché. Elle reposa le pot, sortit de la cuisine, puis on entendit s’élever les voix d’une chorale de gospel à la télé.
« C’est pas pour elle que tu es venu ? demanda Mitchell.
— Non. Pas du tout.
— Parce qu’elle fait rien de mal.
— Vous avez pas à vous inquiéter pour ça, monsieur Gaines.
— De quoi je devrais m’inquiéter alors ? »
Boyd repoussa sa tasse sur la table.
« Il faut que je parle à Russell de ce qui s’est passé ce soir-là. Quand on a retrouvé la victime, Russell a débarqué sur les lieux. Tout là-bas au milieu de nulle part. Lui et personne d’autre ce soir-là. Alors faut que j’en cause avec lui. C’est tout.
— C’est tout ?
— Je vous assure.
— Tu le connais, tu sais bien à quoi t’en tenir.
— Je sais.
— Il ferait jamais un truc pareil, Boyd.
— Je sais bien. Mais peut-être qu’il a vu quelque chose. Une voiture, un camion, je ne sais pas, moi. C’est tout. Dites-lui simplement qu’il faut que je lui parle. Dites-lui de m’appeler, moi et personne d’autre. Dès que possible.
— D’accord.
— Merci pour le café, dit Boyd en se levant.
— Puisqu’on parle de Russell, je vais te dire ce que tu pourrais faire.
— Quoi donc ?
— Tenir à l’œil ces deux types. Les Tisdale. Surtout le grand. Il a déjà pété toutes les vitres chez Russell. Et Russell a une belle éraflure sur le côté de la tête, du jour où ils sont venus le chercher à la descente du car.
— Il a prévenu la police ?
— Pour quoi faire ? »
Boyd tendit le bras par-dessus la table et serra la main de Mitchell.
« Je tâcherai de garder un œil ouvert », dit-il.
Mitchell ne se leva pas et se contenta de hocher la tête tandis que Boyd s’en allait. Puis il resta assis et but son café, les yeux fixés sur la porte du frigo. Dans la pièce d’à côté, Consuela écoutait le gospel et tapait des mains en rythme.
Boyd rentra au poste et dès qu’il eut franchi le seuil la standardiste lui dit de rappeler le shérif. Boyd alla s’asseoir dans son bureau et décrocha son téléphone. Oui, je suis allé le voir. Non, parce que je ne sais pas où il est. Chez lui et chez son père. Le vieux n’en sait rien non plus. Oui, c’est peut-être un signe. Je ne sais pas. Oui, monsieur, je vais continuer de chercher. Boyd raccrocha, pivota sur son fauteuil et regarda par la fenêtre. Dans la rue, un gamin en combinaison orange, mains et chevilles enchaînées, se faisait embarquer dans un fourgon qui l’emmenait dans un endroit où il resterait très longtemps. Le fait que Russell ne soit pas chez lui ni chez son père ne lui disait rien qui vaille. Ou le fait que M. Gaines ne l’ait pas vu. Ou que Larry se tienne en embuscade, prêt à défourailler à tout moment. Et ça ne lui plaisait pas plus de se dire que dans le temps, quand ils étaient au lycée, jouer au ballon, vider quelques cannettes les soirs d’été et courir après les filles suffisait à leur bonheur et qu’aujourd’hui leur vie était différente, très différente de ce qu’ils imaginaient sans doute à l’époque. Comment imaginer les complexités de ce qui restait encore à venir ? La seule certitude de Boyd à cet instant, c’était que son boulot consistait à coffrer les sales types, et il espérait de toute son âme que Russell n’en faisait pas partie.
33
Il se réveilla aux premières lueurs du jour, dévoré par les moustiques et tenant à peine sur ses jambes après ces quelques heures de sommeil sur le plateau gondolé du pick-up. Il fit le tour du campement, s’étirant, levant les bras vers le ciel, se contorsionnant, essayant de se défroisser. Le van Volkswagen était parti et le vieux couple était toujours là, toujours assis sur les mêmes chaises devant le même cercle de pierres que la veille, comme s’ils n’avaient pas bougé de toute la nuit. Russell leur adressa un signe de la main et le vieux leva sa tasse en étain en guise de réponse. Maben et Annalee dormaient. Il ne les réveilla pas. Il alluma une cigarette et continua de marcher. L’air semblait empli de fumée à cette heure matinale et il arriva au bord d’une petite crique à peine plus large qu’un pas de porte et il s’agenouilla et plongea la main dans l’eau glacée de la source qui s’y écoulait. Le chèvrefeuille grimpait jusque dans un bosquet de pins et son parfum suave lui donna soudain soif et il se passa la langue sur les lèvres. Il mit ses mains en coupe et y recueillit un peu d’eau qu’il porta à sa bouche.