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Bon. Et si c’était bien elle ? Et après ?

Voilà ce qu’il avait passé la nuit à se répéter. Et après ? Je ne lui dois rien. Je ne dois rien à Larry et Walt. J’ai déconné, j’ai payé, et c’est tout. La seule personne envers qui j’aie une dette, c’est ce gamin mort, et pour ça je paierai bien assez vite. Ça viendra pour moi comme ça viendra pour tout le monde. Et quand ce moment sera venu, je me présenterai à la barre et je serai de nouveau jugé et je paierai de nouveau si je dois encore quelque chose. Mais ici-bas je ne dois rien à personne. À personne.

C’était facile de penser aux frères en ces termes. Maben et la fillette, c’était différent. Elle avait quelque chose de spécial. Son allure. L’allure d’une femme habituée à se faire bousculer sans cesse, et qui s’accrochait à cette petite fille et avait tué cet homme parce qu’elle n’en pouvait plus. C’est du moins ce qu’elle lui avait raconté et sans trop savoir pourquoi il l’avait crue. Il espérait que c’était vrai. Il ne voulait pas passer pour une dupe. Mais sa main tremblait sur la crosse de ce revolver, elle tremblait tellement qu’il avait réussi sans la moindre difficulté à s’en emparer comme s’il s’agissait d’un simple brin de paille. Elle ne tenait pas cette arme comme quelqu’un qui a l’intention de tirer. Il croyait comprendre ce qu’elle ressentait et non je ne lui dois rien mais merde. Elle avait raison. Ils ne la croiraient pas. Ils lui prendraient la petite. Et elle finirait par atterrir dans le même genre d’endroit que celui qu’elle fuyait. Elle avait raison.

Il lui avait dit qu’il pouvait l’aider, mais il se trompait. Il ne voyait pas comment elle pourrait s’en sortir si jamais ils retrouvaient ce revolver. Il ne voyait pas comment elle pourrait s’en sortir si quelqu’un ne leur tendait pas la main à toutes les deux. Il se souvint de ses premiers jours derrière les barreaux, seul et terrifié et isolé et confus et s’attendant à tout moment à se faire agresser. L’expression de son visage à l’époque devait être la même que celle de Maben aujourd’hui. Quand il finit par se relever, s’essuyant les mains sur son pantalon, il s’était résigné à l’idée de jouer son rôle de gentil imbécile, et il repartit vers le pick-up, derrière les vitres duquel il aperçut leurs têtes.

Il tapota contre la vitre et ouvrit la portière. Elles avaient toutes les deux la joue en sueur du côté où elles s’étaient allongées. Annalee se frotta les yeux et dit qu’elle avait envie de faire pipi et Maben sortit avec elle et l’emmena dans les bois. Russell grimpa derrière le volant. Le réservoir était quasi plein, sans doute assez en tout cas pour les ramener jusqu’à McComb. Il n’avait qu’à reprendre la route et ne pas s’arrêter, et si jamais elles voulaient descendre, il faudrait qu’elles sautent. Il tourna la tête du côté du vieux couple. Ils avaient fait du feu et la femme tenait une poêle à la main. Russell descendit de voiture et se dirigea vers eux, les salua, et le vieux lui répondit en soulevant légèrement le bord de son chapeau. Le cou hérissé par un rasage approximatif, chemise à manches longues boutonnée jusqu’au col. Elle portait un pull, cheveux gris serrés par un filet. Un gant de travail enfilé sur la main qui tenait la poêle, elle faisait frire des œufs au-dessus du feu.

« Ça sent bon, dit Russell.

— J’ai pas d’argent, dit le vieux.

— On n’a rien, dit la vieille.

— Je demande rien.

— Ma femme sait tirer.

— Tirer quoi ?

— Tout ce qui bouge. Et jamais à côté.

— Si je vous voulais du mal, vous croyez pas que j’aurais plutôt choisi de venir au milieu de la nuit ?

— Je veillais, dit la vieille.

— Moi aussi, dit le vieux.

— Tout ce que je voudrais, c’est un peu à manger. Pour la petite là-bas. Faut qu’elle se mette quelque chose dans le ventre avant qu’on reparte.

— On n’a pas assez », rétorqua la vieille d’un ton sec.

Russell tourna la tête vers la table en aluminium à côté de leur pick-up, sur laquelle étaient posés un pain de mie et une motte de beurre. Juste à côté, une casserole avec une espèce de ragoût à l’intérieur au-dessus duquel bourdonnaient quelques mouches. Un rouleau de Sopalin, des assiettes en carton et une bouteille de bière.

« Et le pain là-bas, demanda Russell, je pourrais vous en prendre quelques tranches ?

— On n’en a pas assez, répéta la vieille.

— Vous êtes sûrement un kidnappeur, fit le vieux. C’est ce que j’ai dit à ma femme hier soir. Ça, ça doit être un kidnappeur. Une femme, une fillette, rien à manger, pas de tente, rien de rien. Un kidnapping.

— Je ne suis pas un kidnappeur. Je suis quelqu’un qui dirait pas non à quelques tranches de pain beurré.

— On n’en a pas assez. »

Russell sortit un billet de cinq dollars de la poche arrière de son pantalon et le posa sur la table. Puis il ouvrit le sachet de pain, en préleva cinq tranches et les beurra avec un couteau en plastique tandis que la vieille se dressait devant le feu et se mettait à crier sur Russell en le pointant du doigt puis à crier sur le vieux et à lui dire de se lever et de faire quelque chose mais le vieux ne bougea pas d’un iota sur sa chaise. Russell déchira un morceau de Sopalin pour envelopper le pain et leur dit que leur ragoût sentait la merde et il repartit vers le pick-up. Maben et Annalee étaient remontées à bord. Russell tendit le pain à Maben et elle demanda c’est quoi ça et il répondit le petit déjeuner. Il démarra et tandis qu’ils quittaient le terrain de camping Russell vit la vieille qui brandissait une cuillère en bois en lui hurlant dessus d’une voix graillonneuse, de plus en plus faible à mesure qu’ils s’éloignaient, et il songea qu’elle avait l’air au bord de la crise cardiaque. Le vieux les salua en levant de nouveau sa tasse de café et elle lui administra un grand coup de cuillère en bois sur l’arrière du crâne.

Russell prit l’autoroute vers le sud et Maben lui dit de les déposer dans la prochaine ville.

« D’accord, dit Russell. À la prochaine ville où je m’arrêterai.

— Il faut qu’on avance.

— Je sais. »

La fillette mangea son pain et essuya le beurre aux coins de sa bouche avec son tee-shirt. Elle tendit une tartine à sa mère et celle-ci la prit. Puis une autre à Russell et il lui dit qu’elle pouvait la manger. Quand ils arrivèrent aux abords de la ville suivante, il ignora la sortie. Puis celle d’après et encore celle d’après et Maben lui dit je ne plaisante pas. Arrêtez-vous.

« Allez, soyez patiente, dit-il.

— Je ne peux pas.

— Si, vous pouvez.

— Non.

— Va bien falloir, à moins que vous ne vouliez sauter en marche. »

Maben croisa les bras comme une enfant boudeuse. Annalee demanda si elle pouvait allumer la radio et Russell dit oui. Une heure plus tard ils arrivèrent à Hattiesburg et il tourna sur la 98 vers l’ouest et une heure plus tard encore ils franchirent la limite du comté de Pike.