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35

Quand les détails de l’histoire furent révélés dans le journal du dimanche, la nouvelle fit le tour de la ville. Un policier assassiné dans la nuit de jeudi. Avec son propre revolver, qu’on n’avait pas retrouvé sur les lieux du crime. Pas de témoins. Pas d’indices. Pas la moindre idée de ce qu’il faisait à l’endroit où on avait découvert le corps. Aucune certitude, sinon qu’il était mort. Tout le monde ne parlait plus que de ça, au café et dans les allées du supermarché et dans la salle d’attente de l’hôpital et aux pompes à essence. Pendant la messe dominicale, chez les baptistes comme chez les méthodistes, les catholiques, les épiscopaliens et tous les autres, un moment de silence fut observé. On pria pour l’agent des forces de l’ordre abattu. On pria pour son âme. On pria pour sa famille. On pria pour la justice et pour que le Seigneur accorde sa pitié au monstre en liberté qui avait pu commettre un acte aussi impie. Les femmes en robe du dimanche poussaient des hauts cris, indignées que de tels barbares puissent se promener en toute impunité au sein de la communauté, tandis que les hommes en complet veston hochaient la tête et déploraient qu’on n’ait toujours aucune piste pour expliquer ce qui s’était réellement passé. Quand on eut dit amen dans tous les lieux saints de la ville et que les fidèles furent sortis sur les marches des églises, certains firent part de leur sidération à l’idée qu’une telle chose ait pu se produire ici. Et d’autres affirmèrent qu’ils n’étaient pas surpris le moins du monde.

36

Annalee suivit Consuela dans la maison et Russell et Maben montèrent dans le pick-up, Maben tenant le revolver enveloppé dans une paire de chaussettes. Debout dans le jardin, Mitchell les regarda partir mais ne rendit pas son salut à Russell quand celui-ci lui fit un signe de la main.

« Lui non plus ne veut pas de nous ici, dit Maben quand ils atteignirent la route.

— Il s’en fiche.

— On ne dirait pas.

— Je vous assure. »

Elle avait coincé l’arme entre ses jambes et les tenait serrées. Russell traversa la ville et passa au-dessus de l’autoroute, et quelques kilomètres plus loin il bifurqua sur un chemin de gravier à moitié bitumé. Les vitres étaient baissées et les cheveux de Maben volaient au vent. Russell attrapa une casquette Peterbilt derrière le siège et la lui tendit. Elle la mit et ramena ses cheveux derrière ses oreilles. Quand ils furent loin de la ville et de toute circulation, elle prit le revolver entre ses jambes et le posa sur le siège entre eux. À un panneau stop il tendit le cou pour voir par-dessus les hautes herbes qui bordaient la route le long des clôtures et il tourna à gauche. Maben restait silencieuse, tapotant du bout des doigts sur sa jambe en rythme avec la chanson qui lui trottait dans la tête. Quelques virages encore et bientôt la route se réduisit à un sentier pas beaucoup plus large qu’un trottoir tandis que les arbres devenaient plus denses, se rejoignant de part et d’autre de la route comme s’ils venaient d’entrer dans un tunnel. Il faisait plus frais sous les arbres et des espèces de plantes grimpantes violettes poussaient à l’ombre, envahissant les bas-côtés. Le chemin dessina un grand virage tortueux puis redevint droit et Russell ralentit en approchant du sommet de la colline. Maben se redressa et se pencha vers le tableau de bord. Arrivés au sommet, Russell s’arrêta. Au pied de la colline, on apercevait le Walker’s Bridge.

Russell redémarra lentement. La brise de l’après-midi faisait bruire les feuillages. Elle regarda. Russell regarda. Attendit qu’elle dise quelque chose.

Elle remonta la visière de la casquette sur son front. La bouche entrouverte.

Mais elle ne dit rien.

Il continua d’avancer doucement. Descendit la colline. S’arrêta au milieu du pont. L’ancien garde-fou en bois vermoulu avait été remplacé par des rambardes en métal. Des initiales, des petits cœurs, un smiley et un pentagramme avaient été tagués à la bombe.

« Il faut que vous vous débarrassiez de ce truc », dit-il.

Elle tourna la tête vers la crique. Le soleil faisait miroiter les rochers humides et le cours d’eau frémissants. Les rives étaient envahies par une végétation luxuriante et un peu plus loin en aval un arbre était tombé en travers de l’onde.

« Je le jetterai pas là-dedans », dit-elle.

Un tremblement dans la voix.

Il sortit du pick-up, fit le tour et ouvrit sa portière. Il lui dit de descendre et se tourna vers la rivière. Elle enleva sa casquette et la posa sur le siège. Baissa la tête, puis la releva et s’essuya les yeux. Et ensuite elle avança de quelques pas sur le pont. Ils s’approchèrent de la rambarde, baissant les yeux vers le cours d’eau et le suivant jusque dans les bois. Le trou creusé par l’accident avait depuis longtemps disparu sous une nouvelle couche de végétation.

« Pourquoi vous m’avez amenée ici ? demanda-t-elle.

— Pour rien », dit-il.

Elle le dévisagea.

« On est censés se connaître ou quoi ? »

Russell indiqua le sommet de la colline et dit y a quelques années ou même un peu plus, comme j’avais rien d’autre à faire un soir, j’ai pris ma voiture et je suis parti en vadrouille. J’ai pas mal bu. J’ai rencontré une fille en ville et on a fricoté un peu et après ça je me sentais encore mieux qu’avant. Alors après l’avoir déposée j’ai continué à rouler et j’ai continué à boire. Tout seul. Pour tuer le temps. Rien d’autre. Mais j’ai fini complètement ivre et à un moment j’ai déboulé sur cette colline. Et je me suis retrouvé dans un sale accident, exactement à cet endroit.

Il enfonça les mains dans ses poches.

« Vous mentez, dit-elle.

— Non.

— C’est impossible.

— C’est ce que je me dis depuis que je vous ai trouvée.

— Vous m’avez pas trouvée. C’est moi qui vous ai trouvé. »

Elle tourna le dos à la rivière et s’adossa à la rambarde.

« Bon sang. J’aimerais bien savoir ce qui fait tourner le monde comme ça. Parce qu’il tourne d’une drôle de façon des fois. Pour certains en tout cas. »

Il ramassa une pierre et la lança dans la crique.

« Je croyais que vous étiez en prison, dit-elle.

— J’y étais. Je suis sorti y a environ trois jours. Pile à l’heure.

— Ça fait combien ?

— Longtemps. Onze ans.

— Russell. C’est ça ?

— C’est ça. »

Elle s’éloigna de la rambarde et fit le tour du pick-up, puis revint vers lui et lui dit je vous ai haï. Je priais tous les soirs pour que quelqu’un vous mette par terre et vous défonce la gueule. Je priais pour ça. Seigneur je disais et puis je me mettais à L’insulter et tout. Je parie qu’Il attendait ça avec impatience tous les soirs. Elle se tourna de nouveau vers la crique et son regard se perdit dans les arbres au loin. Et puis je me suis lassée. D’un coup. Je me suis réveillée un matin et j’étais trop fatiguée pour vous haïr. Trop fatiguée pour haïr ce qui s’était passé. J’étais partie d’ici depuis longtemps et j’étais à bout de souffle et vous n’aviez plus aucune importance.

« Je suis désolé, dit-il.

— Ah non. Commencez pas. Épargnez-moi ce couplet. C’était il y a onze ans. Toute cette saloperie n’a plus aucune importance. Vous m’avez pas écoutée ou quoi ? »