Elle se pencha et s’empoigna les cheveux à deux mains. Marmonna et grommela. Puis se releva et appuya le bas de ses paumes contre ses yeux.
« Je l’ai jamais dit, alors je pensais que je pourrais le dire maintenant.
— Pourquoi ? Qu’est-ce que ça change ? dit-elle en laissant brusquement retomber ses bras le long du corps. Ça vous fait peut-être du bien à vous mais ça change rien.
— Non, ça me fait pas vraiment du bien.
— Eh bah, alors fermez-la. »
Elle se remit à marcher de long en large. Laisse tomber, laisse tomber, se répétait-elle. Se frottant les tempes avec les deux index. Puis elle se planta devant lui. Prit deux grandes inspirations et hocha la tête du côté de la crique.
« Je jetterai pas ce revolver là-dedans.
— Il faut que vous le jetiez quelque part. Dans le quart d’heure qui vient. Après ça je repars et je veux plus rouler avec.
— Merde. J’imagine, oui. Vous êtes aussi coupable que moi maintenant.
— Faux. Vous m’avez braqué et vous m’avez dit de rouler. C’est ce que j’ai fait. Mais à part ça, j’ai rien vu. Votre parole contre la mienne.
— Ça fera une chouette discussion, vu les citoyens modèles qu’on est tous les deux.
— Jetez-le.
— Et ensuite ? Ensuite vous me ramenez chez moi. Redresser tous les torts. Payer d’un coup pour ce que vous avez fait.
— J’ai déjà payé. Vous voyez ça comme vous voulez. Moi, la façon dont je vois les choses, une fois que ce revolver a disparu, c’est terminé. Terminé en ce qui vous concerne et ce que vous avez fait et terminé entre vous et moi et ce que je fous ici. Le truc, c’est que j’ai fini par croire tout ce que vous m’avez raconté, et si c’est vrai, eh bien, je suis content que vous ayez buté ce salaud. Je le connaissais même pas mais je me le représente parfaitement. Et si vous m’avez menti, eh bah, je suis un pauvre con. Mais vous n’imaginez pas le nombre de fois où j’aurais voulu pouvoir flinguer le type en face de moi qui me tenait par les couilles. Dieu a entendu vos prières et pas qu’une fois, et Il S’est pas gêné pour les exaucer. Alors vous pouvez être sûre qu’Il est là quelque part.
— Il m’a entendue ce jour-là. Pas les autres fois.
— J’en ai rien à foutre à quel moment Il vous a entendue ou pas. Personne s’en est vraiment sorti à merveille dans cette histoire. »
Maben s’assit par terre sur la route.
« Non. C’est vrai, dit-elle. Mais j’ai pas envie de jeter ce revolver ici. Ça marche pas comme ça. Quelque chose finirait par refaire surface. Et puis la crique est pas assez profonde. Vous le saviez très bien. »
Il hocha la tête.
« Alors pourquoi vous m’avez amenée ici ? » demanda-t-elle.
Mais il ne se donna pas la peine de lui répondre et elle ne se donna pas celle de répéter sa question.
Elle renversa la tête et leva les yeux vers le ciel pâle et vide. Elle avait cherché pendant longtemps quelqu’un à qui adresser ses reproches et maintenant qu’il était là elle en était incapable. Elle avait l’impression que le temps s’était figé. Comme s’ils étaient sur le point de remonter dans le pick-up et de repartir vers autre chose que ce qui les attendait en réalité.
« J’ai une question à vous poser, dit-il. Je me suis toujours demandé pourquoi vous n’étiez pas dans la voiture avec ce garçon. Pourquoi il n’y avait que lui. »
Elle se releva alors. Russell s’adossa à la rambarde et attendit de voir si elle répondrait.
Elle le revoyait, allongé sur le plateau du pick-up. Étendu de tout son long comme elle le lui avait demandé. Immobile comme elle le lui avait demandé. Jeune et fort et tanné par les longues journées d’été. Elle le revoyait allongé là, à l’attendre. Attendre comme elle le lui avait demandé dès qu’ils avaient commencé à se toucher sous le clair de lune. Attends, avait-elle dit. Allonge-toi. Certaine d’en avoir envie mais incertaine quant à la façon de s’y prendre. Elle lui avait dit de s’allonger et de ne pas regarder. Maben tourna la tête vers le bout du pont. Le petit carré d’herbe où elle avait enlevé son short et son tee-shirt et son soutien-gorge et ses tongs, laissant ses affaires entassées sur le sol. Certaine que si elle revenait vers lui ainsi dévêtue elle ne ferait pas demi-tour. Qu’elle ferait ce qu’elle avait envie et ce qu’il avait envie de faire. Elle garda les yeux fixés sur l’endroit exact où elle avait laissé ses vêtements au bout du pont et se souvint de ce moment où elle s’était regardée sous le clair de lune et de ce moment où elle avait pris sa résolution sous le clair de lune. Nue et jeune et ce si beau garçon allongé à l’arrière du pick-up qui l’attendait. Elle se revoyait à cet instant et elle aurait voulu se voir avancer vers le pick-up. Se voir s’allonger sur ce garçon. Voir les mains de ce garçon se poser sur ses hanches et glisser sur son dos et sur ses épaules et sur ses jambes. Voir ce qu’ils s’apprêtaient à faire, mais tout s’était terminé là, alors qu’elle se tenait encore à cet endroit précis, nue, tout avait été interrompu avec le grondement du véhicule qui approchait au loin et la lumière des phares soudain au sommet de la colline, ces phares qui étaient arrivés à toute vitesse, jaillissant comme deux éclairs foudroyants avant qu’elle ait pu crier Jason. Avant qu’elle ait eu le temps de ramasser ses affaires et pas un seul instant la voiture n’avait ralenti. Ce qu’elle voyait à présent, les yeux fixés sur le bout du pont, c’était une jeune fille terrifiée qui plongeait sur le côté dans un fracas de tôle rugissant et elle tourna la tête vers l’autre extrémité du pont, là où son corps tanné de soleil avait disparu dans le noir.
« Maben ?
— Je n’y étais pas, dit-elle, le regard toujours perdu dans les arbres au loin. C’est tout. Je ne sais plus pourquoi. »
Russell avait envie de la secouer. D’obtenir la vraie réponse. Mais il ne bougea pas. Il avait envie de lui balancer une vanne, de lui demander quelle mouche avait bien pu la piquer de sortir avec un Tisdale. Mais il ne parla pas. Vit à son regard qu’elle était incapable d’en dire plus que ce qu’elle venait de lui dire. Maben ouvrit la portière du pick-up, monta et lui dit de l’emmener au lac. Le revolver coulera là-bas, dans le lac.
Il démarra et ils repartirent. Les champs commençaient à s’assécher, uniquement nourris par quelques averses éparses quand il leur aurait fallu un violent orage. Ils croisèrent un gamin juché sur un quatre-roues au bord de la route qui vérifiait s’il y avait du courrier dans la boîte aux lettres, alors qu’on était dimanche. D’autres graffitis, sur des rambardes de ponts et sur l’asphalte. De retour en ville, Russell dit à Maben de planquer le revolver sous le siège et il s’arrêta devant la cabine téléphonique d’une station-service. Il appela son père et lui dit qu’ils ne seraient pas là avant la tombée de la nuit. Faudrait faire dîner Annalee. Mitchell dit que la petite avait envie d’essayer le poisson, si la mère était d’accord. Russell raccrocha, entra dans la station et prit de la bière et ils passèrent l’après-midi à rouler et à boire, empruntant des routes et passant devant des maisons qui faisaient rejaillir en eux certains souvenirs, des choses qu’ils croyaient avoir oubliées. Quand la faim se fit sentir ils achetèrent du poulet dans un drive-in et Russell reprit un pack de bières et ils continuèrent de rouler jusqu’à ce que la nuit tombe et alors ils prirent la direction du lac.
Il ne cherchait pas la rédemption. N’y avait jamais songé tout au long des années, des mois, des semaines et des jours égrenés jusqu’au moment de sa libération. Mais il lui semblait que c’était maintenant une possibilité, qui lui était soudain apparue sous la forme d’une femme aux joues creusées et d’une gosse au front brûlé de soleil et il n’arrêtait pas de dire et de se dire qu’il avait payé et payé encore et qu’il était libre et sans reproche mais quelque chose le taraudait au fond de ses entrailles qui rendait ce sentiment de moins en moins définitif. Tout en conduisant il fit le point sur ce qu’il savait. Sa mère n’était plus là et Sarah n’était plus là. Son père avait changé de vie et la ville aussi. Il était assis à côté de quelqu’un auprès de qui il n’aurait jamais dû se trouver, et pourtant. Il se concentra uniquement sur ces certitudes. Le concret. Ce sur quoi il avait prise. Et ce sur quoi il avait prise avait grand besoin d’être pris en main. Que quelqu’un tende la main et redresse la situation. Il repensa au prêtre et à leur conversation qui n’avait fait qu’accentuer son désarroi face aux questions de l’ici et du maintenant et de l’au-delà, mais plus ils roulaient et plus le jour cédait la place à la nuit, plus il comprenait peu à peu que c’était surtout l’ici et maintenant qui le préoccupait. Cette femme et cette gosse et le pétrin dans lequel elles s’étaient fourrées et son rôle à lui dans tout ça et putain mais j’attends quoi là, et à cet instant les derniers doutes qui le tiraillaient chaque fois qu’il se demandait s’il devait l’aider ou non s’envolèrent, emportés par la brise du soir s’engouffrant en rafales par les vitres baissées du pick-up.