Fais ce que tu as envie de faire et ne regarde pas en arrière, se dit-il.
Comme tout le monde.
37
Il l’emmena à l’endroit où il avait dormi deux nuits plus tôt. Ils descendirent du pick-up. Tous les deux un peu ivres maintenant. Derrière le siège il dénicha un torchon. Il fit glisser le revolver de la chaussette et l’essuya. Puis il l’enveloppa dans le torchon, noua ce dernier et le posa sur le capot comme un petit paquet de linge. Ils passèrent un moment à regarder le ciel et à écouter l’eau clapoter sur la rive. Continuèrent à boire. Et quand le moment fut venu de s’en débarrasser, il lui demanda la permission de s’en charger lui-même. Parce que je le lancerai plus loin que vous. Ils ne le virent pas tomber dans l’eau mais entendirent le bruit. Profond et indubitable. Et elle ne savait pas pourquoi mais c’est à cet instant, en entendant le revolver couler dans le lac, qu’elle eut soudain envie de lui parler de sa vie. Lui parler et lui raconter le jour où elle avait laissé la petite assise sur un matelas étroit dans une pièce au fond d’une baraque délabrée quelque part en lisière d’une bourgade anonyme. Pour aller chercher des clopes ou du chocolat au lait ou autre chose et à son retour un type sorti d’une autre chambre était là et essayait de s’en prendre à la fillette, emprisonnant d’une main ses deux petits poignets tandis que de l’autre il défaisait sa ceinture et sa braguette pour s’en prendre à cette gosse sans défense. Cette petite fille au visage figé. Maben avait soudain envie de lui raconter qu’elle avait laissé tomber le sac en papier kraft contenant Dieu savait quelle connerie dont elle croyait avoir besoin et qu’elle avait sauté sur le dos du type, lui griffant les yeux et essayant de lui enfoncer les doigts dans les orbites jusqu’à la cervelle, essayant de faire jaillir le sang, et puis il avait réussi à se dégager et à la projeter contre le mur et quand elle s’était relevée et ruée sur lui de nouveau il l’avait saisie à la gorge et plaquée de nouveau contre le mur, lui coupant le souffle, pendant que la petite hurlait recroquevillée dans un coin, et alors il s’était retourné vers la gosse tandis qu’elle gisait au sol incapable de respirer. Un râle s’échappant de ses poumons mais pas d’air.
Il allait se jeter sur la fillette mais soudain elle avait retrouvé son souffle comme si Dieu lui avait fait du bouche-à-bouche et alors elle avait enlevé sa ceinture et de nouveau elle avait sauté sur son dos et lui avait enroulé la ceinture autour du cou et elle avait serré et tenu bon tandis qu’il ruait pour essayer de lui faire lâcher prise et lui tirait les cheveux et ensuite il était tombé à genoux et puis il avait perdu connaissance. Le visage cramoisi et l’écume blanchâtre qui moussait au coin de ses lèvres et alors elle avait attrapé la fillette et elles s’étaient mises à courir dans la rue sans savoir où aller mais au moins elles n’étaient plus là-bas et elles ne seraient plus là-bas quand il se réveillerait, s’il se réveillait. Elle ne savait pas pourquoi c’était ce souvenir en particulier qui avait refait surface au moment où le revolver avait sombré dans le lac. Elle ne savait pas pourquoi c’était cet épisode qu’elle avait failli lui raconter, ni pourquoi elle avait soudain envie de lui parler, de lui raconter des histoires pareilles. Il se retourna et lui dit en tout cas y a une chose que je peux vous assurer. Plutôt crever que de retourner en prison. Faudra me passer sur le corps. Vous comprenez ? Et je tuerais moi aussi s’il le fallait pour ne pas y retourner. Vous comprenez ? Elle dit oui, et oui elle comprenait. Ce ton catégorique dans sa voix, et elle comprenait aussi l’expression qu’elle devinait sur son visage masqué par l’obscurité de la nuit et elle aurait voulu lui parler de sa vie mais elle renonça et ferma les yeux et s’imagina sombrant dans le lac en même temps que ce revolver. Toucher le fond, lisse et boueux. Se laisser prendre par la fraîcheur du fond du lac comme jamais de sa vie personne ne l’avait prise.
38
Arrivés chez son père, ils entrèrent par la porte de derrière. Ils trouvèrent la petite endormie sur le canapé, à moitié bordée sous une couverture. Consuela était avachie dans le fauteuil à bascule, la bouche ouverte. La télé était allumée mais tout bas. Mitchell était parti se coucher. Russell se pencha, passa un bras sous les jambes de l’enfant et l’autre sous sa nuque et la souleva. Maben secoua doucement Consuela par le bras pour la réveiller puis lui montra Russell en train de porter Annalee. Consuela hocha la tête et referma les yeux. Maben éteignit la télé puis ouvrit la porte à Russell. Il franchit le seuil avec précaution, s’assurant que la petite ne se cogne pas la tête, et Maben le suivit jusqu’à la grange. Ils montèrent l’escalier et Russell déposa la fillette sur le lit puis cala sa tête sur l’oreiller et elle se mit à gigoter et à marmonner mais elle ne se réveilla pas. Maben posa la couverture sur ses jambes puis se retourna pour dire quelque chose à Russell mais il avait déjà quitté la pièce et redescendait l’escalier. De la fenêtre elle le regarda regagner son pick-up. Puis il s’arrêta et leva la tête vers la grange et alors elle recula pour qu’il ne la voie pas. Quand elle revint à la fenêtre elle vit le pick-up qui s’éloignait dans l’allée.
Tandis qu’il se rapprochait de la maison il sentit tout son corps qui lui réclamait de s’allonger et de dormir. Il tourna dans sa rue et s’arrêta devant chez lui. Pas de lumières. La bâche bleue intacte. Aucun signe de vie à l’intérieur ou à l’extérieur. Apparemment. Il fit le tour du pâté de maisons et, ne constatant aucune différence à son deuxième passage, finit par se garer sous l’auvent et coupa le moteur. Puis il ouvrit la porte, entra, alluma la lumière dans toutes les pièces. Avança d’un pas hésitant. Il avait l’impression d’être seul dans la maison mais n’arrivait pas tout à fait à s’en convaincre.
Quand il eut allumé partout, vérifié derrière chaque porte et dans le moindre placard, il se laissa tomber sur le canapé. Satisfait. Il fit valser ses bottes et défit sa ceinture. Il alluma la télé et commença à regarder le résumé de la journée du championnat de base-ball mais le sommeil s’empara de lui et il fut incapable de lutter. Il enleva ses chaussettes, alla dans sa chambre, enleva sa chemise. Il s’apprêtait à ôter son pantalon quand il se figea tout à coup. Réfléchit une seconde. Puis ressortit de la maison, retourna au pick-up, souleva le siège et attrapa le fusil, puis rentra à l’intérieur et ferma à clé. Il laissa la lumière allumée dans la cuisine et dans le salon et il ferma la porte de sa chambre. Il posa le fusil par terre, parallèle au bord du lit. Puis il éteignit la lampe de chevet et tout était bien éclairé de l’autre côté de la porte. Bien assez en tout cas pour voir approcher quelqu’un, si jamais…