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Maben ouvrit les rideaux et le clair de lune inonda la fenêtre. Elle se mit à arpenter la chambre, pieds nus pour ne pas réveiller Annalee. Le bout rougeoyant de sa cigarette flottait dans le noir comme une luciole.

Elle se posta à la fenêtre et regarda le paysage silencieux et leva la tête vers le ciel étoilé. Les pépiements, les coassements, un hululement dans le lointain.

Faut que je me tire d’ici, se dit-elle. Puis elle se remit à faire les cent pas.

C’était trop. L’atmosphère saine et l’air conditionné de cette pièce où elles pouvaient dormir. La Mexicaine qui leur apportait de la vraie nourriture à manger. Les attentions du vieux pour Annalee, et le visage d’Annalee d’où l’angoisse avait soudain disparu. Cet homme qui paraissait faire tout son possible pour les aider sans rien demander en retour. Elle n’était pas habituée à ça. Quelque chose pour rien. Pas dans son monde. Et au creux de cette vaste nuit silencieuse elle était en train de décider qu’il fallait décamper avant que le vent ne tourne. Peu importe ce qu’ils t’offrent à manger et les sourires aimables et peu importe qu’il se mette en quatre pour te venir en aide, ça va pas durer et tu le sais parfaitement. Reste pas là assise sur ton cul comme une conne en attendant que le sol se dérobe sous tes pieds.

Elle tourna le dos à la fenêtre, traversa la pièce et attrapa une cigarette et un briquet sur la table de chevet. Puis elle sortit de la chambre et descendit l’escalier. Elle avança pieds nus dans la rosée humide du jardin, termina sa cigarette et jeta le mégot. Puis après avoir allumé la suivante elle se pencha pour le ramasser et le mettre dans sa poche.

Elle renversa la tête et contempla le ciel immense de la nuit. La lune blanche et le panorama des étoiles et elle repéra la Grande Ourse et peut-être la Petite Ourse mais il y en avait tellement de ces fichues petites loupiotes qu’elles étaient toutes serrées les unes contre les autres et semblaient noyer les constellations. Ce tableau avait presque quelque chose de faux. Comme si les cieux faisaient semblant, se donnaient des allures grandioses mais qu’il aurait suffi de tirer le rideau pour dévoiler la noirceur obscure et abyssale qui se cachait derrière.

Elle se retourna et regarda la fenêtre de la chambre à l’étage de la grange. Annalee était si propre. Si repue. Si profondément endormie. Puis Maben tourna la tête et ses yeux tombèrent sur la Vierge plantée dans le jardin, immense et baignée par le clair de lune. Elle s’approcha d’elle.

Elle ne savait pas grand-chose de la Bible mais elle connaissait Marie parce qu’elle s’était toujours demandé comment elle avait fait. Oui bien sûr l’ange était venu et lui avait tout expliqué mais Maben, pour s’être souvent égarée elle-même dans des rêveries étranges, se disait qu’elle avait très bien pu ne pas le prendre au sérieux. Se réveiller le lendemain et raconter à sa maman les trucs de dingue qui lui trottaient dans la tête. Un ange avec des ailes gigantesques et des cheveux d’or et qui ressemblait à Dieu est venu me dire que j’allais bientôt être enceinte d’une semence divine. Et pas n’importe laquelle mais la semence divine. Truc de dingue. Mais Marie avait écouté l’ange et elle l’avait cru et elle avait entendu les murmures autour d’elle et elle avait vu comme ils la regardaient tous à mesure que son ventre grossissait et Joseph ne lui avait pas encore demandé de l’épouser. Et puis Maben s’était demandé comment Joseph avait fait lui aussi. La Marie qui lui dit je suis toujours vierge et cet enfant n’est pas d’un autre homme mais de Dieu et le bon le fidèle et peut-être naïf Joseph lui dit d’accord pas de problème. Peut-être était-il naïf, en effet, ou peut-être était-ce autre chose, une qualité que Maben était persuadée de ne pas posséder.

Elle regarda la statue de béton un moment, puis elle tendit la main et toucha du bout des doigts la robe de Marie.

« C’est pas si facile », murmura Maben.

Puis elle jeta sa cigarette et se blottit contre la statue. Les bras de la Vierge au-dessus de sa tête et lentement alors Maben lui entoura la taille et la serra dans ses bras. Elle ferma les yeux et se laissa aller de tout son poids contre la statue et en cette nuit pleine de lumière et d’inquiétude elle s’attendait presque à un nouveau miracle. S’attendait presque à ce que la Vierge réponde à son étreinte. Puis à entendre sa voix s’élever par-dessus les bruits du monde naturel et lui chanter une berceuse merveilleuse que Maben n’avait encore jamais entendue. Une chanson mélodieuse et spirituelle qui pénétrerait jusqu’au tréfonds de son âme et, tout doucement, lui rendrait sa liberté.

39

Le lundi matin, il fut réveillé par des coups à la porte. Il se redressa brusquement dans le lit, comme surpris par un mauvais rêve. La lumière du jour se déversait par les fenêtres et il comprit qu’il avait passé une bonne partie de la matinée à dormir. Il enfila sa chemise et son jean, sortit de sa chambre et s’approcha de la porte d’entrée à laquelle on continuait de frapper. Il écarta un pan de la bâche bleue qui recouvrait la fenêtre cassée et aperçut la voiture de patrouille du shérif garée dans l’allée. Il retourna dans la chambre, poussa du bout du pied le fusil sous le lit puis alla ouvrir.

« Salut », dit Boyd.

Russell plissa les yeux, ébloui par le soleil. Tourna la tête pour se détendre la nuque puis recula d’un pas et dit à Boyd d’entrer. Ce dernier s’avança dans le salon et fit le tour du canapé. Russell lui demanda s’il voulait un café et il dit non mais Russell alla quand même dans la cuisine en préparer. Il entendait Boyd arpenter le salon d’un pas traînant. Il laissa le café s’écouler et quand il retourna dans le salon il vit Boyd en train de feuilleter le Playboy.

« Merde alors, fit Boyd. Ça fait un bail que j’avais pas feuilleté ça… C’est moi ou elles sont mieux qu’avant ?

— Je saurais pas te dire », fit Russell.

Il jeta le magazine sur le canapé.

« T’as raison, j’imagine, une jolie fille c’est toujours une jolie fille. »

Russell se frotta les yeux. La nuque. Les avant-bras. Il avait mal partout. Il aurait pu s’allonger par terre et dormir jusqu’à la fin de la journée. Il se laissa tomber sur le canapé, tendit les jambes devant lui, et Boyd s’adossa au mur.

« Qu’est-ce que t’as ? demanda Russell. Arrête de faire comme si de rien n’était, t’es à chier à ce petit jeu-là. »

Boyd laissa échapper un petit éclat de rire nerveux.

« Je me demandais juste où t’étais passé.

— Ici.

— Pas hier. Ni samedi. »

Russell haussa les épaules.

« Ici ou là, Boyd. C’est pas bien grand ici.

— Ton paternel t’a dit que je te cherchais ?

— Dis donc, Boyd, j’ai une idée. On peut continuer à jouer au chat et à la souris pendant un moment, ou alors tu craches ta Valda. »

Boyd vint s’asseoir à l’autre bout du canapé.

« Bon, alors voilà, on a un macchabée sur les bras et une seule piste. Je te dis ce qu’on m’a dit, pas ce que je pense, moi, et d’ailleurs je devrais sans doute même pas te le dire mais je te le dis quand même. Le truc, c’est que quand t’as surgi de nulle part l’autre jour avec ce fusil dans ton pick-up, on a bien été obligés de s’intéresser à toi. Je sais que c’est pas ce fusil qu’on cherche mais le fait est que tu te balades avec un calibre 20 et je sais pas pourquoi. Ce dont je n’ai parlé à personne, soit dit en passant, sinon à l’heure qu’il est tu serais déjà dans la fourgonnette direction Parchman. Et donc voilà, je viens tirer ça au clair maintenant. J’ai dit au shérif que je voulais que ce soit moi. Pas lui. Je lui ai dit que je m’en chargeais. Et il m’a fallu trente-six heures pour te retrouver. Alors tu comprends que j’aie deux, trois questions à te poser, j’imagine. À commencer par mais où t’étais passé, bordel ? »