— Où est ta mère ? demanda Russell à la gamine.
— Là-haut.
— Toujours en train de dormir, je crois », dit Mitchell.
Russell les laissa, se dirigea vers la grange et gravit l’escalier. L’air conditionné avait fonctionné à plein régime toute la journée et il faisait froid dans la chambre et Maben dormait sous une couverture remontée jusqu’au menton. Russell s’assit dans un fauteuil à l’autre bout de la pièce et la regarda. Réfléchissant à ce qu’il allait bien pouvoir lui dire. À la façon dont il allait le lui dire. Dehors il entendit la petite pousser un cri de joie après avoir tiré de l’eau un autre poisson. Une demi-heure s’écoula et il resta assis sans bouger à attendre. Croisant et décroisant les jambes. Enfin elle remua. Se retourna dans le lit, puis se redressa et bâilla et s’étira, et la couverture lui tomba sur la taille. Elle scruta la pièce et vit Russell assis dans le fauteuil.
« Je suis tellement fatiguée, dit-elle.
— Ça m’étonne pas.
— Tellement fatiguée que je peux plus rien faire. Ça vous est déjà arrivé d’être fatigué comme ça ?
— Parfois.
— Où est Annalee ?
— À l’étang.
— Avec qui ?
— Mon père et Consuela. »
Elle s’étira de nouveau. Bâilla de nouveau.
« Pourquoi vous ne m’avez pas raconté ce qui s’est passé au foyer ? » demanda-t-il.
Elle se passa la langue sur les lèvres. Sèches et gercées.
« Comment vous savez ?
— Par un ami. Un policier. Il est passé me voir ce matin.
— Pourquoi ?
— Je roulais dans le coin ce soir-là. Alors ils se sont dit qu’ils avaient quelques questions à me poser. Paraît qu’ils n’ont aucune piste. Mais la dame du foyer aurait appelé les flics pour leur parler d’une femme qui s’était enfuie avec une arme.
— Ils n’ont aucune piste ?
— Aucune. Pour l’instant en tout cas. Et ils vont peut-être bien s’intéresser à vous de plus près si jamais ils trouvent rien d’autre. Vous leur avez raconté quoi au foyer ?
— Je leur ai dit Maben et puis j’ai inventé un nom de famille, et tout le reste, tout ce qu’ils m’ont demandé d’autre, j’ai inventé. »
Russell se gratta le menton.
« Vous en pensez quoi ? demanda-t-elle.
— Sans doute la même chose que vous. »
Il sortit de sa poche de poitrine une cigarette et un briquet. Elle se leva du lit et il lui en offrit une. Elle alla à la fenêtre et regarda Annalee. Debout au bord de l’étang, un poisson-chat qui gigotait au bout de sa ligne et le vieux qui essayait de le décrocher de l’hameçon.
« Y a beaucoup de poissons là-dedans ? demanda Maben.
— Des tonnes.
— J’ai l’impression que ça lui plaît.
— C’est beaucoup plus marrant quand on attrape quelque chose. »
Elle tourna le dos à la fenêtre.
« Vous voulez qu’on parte quand ?
— Je ne veux pas que vous partiez, dit-il. Mais vous allez devoir. »
Elle revint s’asseoir au bord du lit.
« Je vous emmènerai où vous voulez », dit-il.
Elle commença à acquiescer. Pas seulement en hochant la tête mais de tout son corps, oscillant d’avant en arrière. À un rythme régulier. Les yeux dans le vague, comme si elle regardait de l’autre côté d’un canyon, loin, très loin de là.
« Je suis tellement fatiguée », répéta-t-elle en continuant de se balancer.
Sa cigarette se consumait toute seule en un long cylindre de cendre prêt à tomber à tout moment.
« Ils ont pas de piste et ils ont pas le flingue. Vous serez pas obligée de faire profil bas pendant très longtemps. Mais je peux pas vous laisser rester ici, vu comme ils m’ont à l’œil. »
Ses mots n’avaient pas grand sens, ni pour lui ni pour elle. Presque comme s’il ne les avait pas prononcés. La cendre de la cigarette de Maben finit par tomber sur son pied nu et elle arrêta de se balancer. Son regard lointain se dissipa. Elle se tourna vers lui. S’essuya le front du plat de la main. Se remit à fumer sa cigarette. Puis se tourna sur le côté et tendit le bras derrière elle pour l’éteindre dans un cendrier sur la table de chevet.
« J’ai failli partir cette nuit. J’aurais probablement dû.
— Non, probablement pas. Commencez pas à vous balader n’importe où sans rien. C’est comme ça que vous vous êtes retrouvée dans cette situation.
— C’est comme ça que je me retrouve partout de toute façon, dit-elle. C’est juste que je ne voulais pas la laisser, mais je sais pas trop combien de temps elle va encore tenir.
— Vous n’avez vraiment nulle part où aller ? »
Elle secoua la tête.
« Si c’était le cas j’y serais déjà. »
Dehors, ils entendirent la petite pousser un nouveau cri de joie.
« Peut-être qu’elle pourrait…, commença Maben.
— Peut-être qu’elle pourrait, dit Russell.
— Histoire qu’elle se repose un peu. Qu’elle mange un peu.
— Comme vous voulez. »
Maben s’allongea sur le lit. Leva les mains vers le plafond. Suivit des deux index le contour du ventilateur, traçant des petits cercles dans l’air. Puis elle s’arrêta, laissa retomber ses bras en croix.
« Je sais pas si elle peut tenir encore longtemps comme ça, répéta-t-elle.
— Ça ira. Une semaine ou deux et puis vous reviendrez et peut-être que vous pourrez repartir de zéro.
— Je l’ai déjà entendue, celle-là », dit-elle en se tournant sur le côté.
Elle ferma les yeux.
« Dormez autant que vous voulez », lui dit-il. Il partit et elle remonta la couverture sur elle et elle ferma les yeux et elle écouta les éclats de voix de la petite fille chaque fois qu’elle pêchait un poisson. Cette voix qui semblait sautiller dans le silence de la campagne et c’était le son du bonheur et en l’écoutant Maben n’était pas sûre que ça puisse vraiment être la voix de quelque chose qui lui appartenait.
40
Russell retourna au bord de l’étang. Mitchell était en train de décrocher un poisson-chat de l’hameçon de la ligne d’Annalee et la petite suivait des yeux les soubresauts de l’animal qui se débattait. Mitchell libéra le poisson et le laissa tomber dans une glacière dans laquelle d’autres poissons battaient de la queue et suffoquaient. Consuela se tenait debout de l’autre côté de l’étang avec sa propre canne à pêche et sa ligne était droite et immobile dans l’eau.
« Tu vas finir par tous les attraper si tu ne ralentis pas un peu », dit Russell à la fillette.
Annalee lui sourit et demanda si elle pouvait recommencer. Mitchell dit bien sûr, mais quand il se baissa pour ramasser la petite boîte en carton à ses pieds et qu’il l’ouvrit, il s’aperçut qu’il n’y avait plus un seul ver à l’intérieur.
« Faut qu’on aille chercher d’autres appâts. Tu m’accompagnes en ville ? lui demanda-t-il.
— Oui, s’écria-t-elle en lui tendant sa canne à pêche.
— Va là-bas te laver les mains au tuyau d’arrosage et monte dans le pick-up. Je te rejoins », dit Mitchell en posant la canne et la boîte d’appâts vide sur la glacière.
C’est peut-être pas une très bonne idée, avait envie de dire Russell. Faut pas qu’on la voie avec toi. Avec nous. Mais ça signifierait mettre Mitchell dans la confidence et il ne voulait pas. Alors il dit je viens avec vous.
« Parfait », dit Mitchell en donnant une petite tape sur le bras de son fils.
Puis il se tourna et cria vers Consuela de l’autre côté de l’étang. Voy a la tienda.