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Russell lui lança un regard en coin et dit je parie que tu te trouves très futé et les deux hommes se dirigèrent vers la maison. Annalee tenait le tuyau d’arrosage d’une main et s’aspergeait l’autre, puis changea de main. Elle éteignit le jet en revissant l’embout du tuyau et traversa le jardin en courant pour rejoindre le pick-up de Mitchell et grimpa à l’intérieur sans l’attendre. Mitchell s’arrêta pour boire au tuyau puis ils montèrent à leur tour dans le pick-up, Annalee assise entre les deux hommes sur la banquette, prête pour la balade.

Boyd entra dans le bureau du shérif au moment où Gina hurlait à Harvey Dennis d’éteindre cette saleté de cigare. Ça schlingue et puis d’abord c’est interdit de fumer ici.

« Oh, ça va, ferme-la ! » lui cria le shérif.

Boyd s’arrêta devant le bureau de Gina et elle se retourna vers lui en pivotant sur son fauteuil. Menue, lunettes remontées sur la tête, et une petite bouche qui paraissait figée à perpétuité sur le sourire qu’elle affichait depuis vingt-cinq ans qu’elle bossait au bureau du shérif.

« Non, encore ? dit Boyd.

— Quand ça commence à partir en couille par ici, ça loupe jamais, il se met à téter son barreau de chaise », dit-elle en ouvrant un tiroir de son bureau pour en sortir une bombe aérosol.

Elle répandit un nuage de désodorisant tout autour de son bureau comme pour le protéger derrière un bouclier magnétique invisible parfumé aux senteurs de prairie.

« J’imagine que je peux entrer ? dit Boyd.

— J’imagine que tu peux. »

C’était un petit immeuble de bureaux, trapu et fonctionnel, sol en lino, murs en parpaings et éclairage industriel. Toutes les parois avaient été peintes dans la même teinte vanille et les couloirs étaient encombrés de meubles de rangement dont l’ouverture nécessitait pour la plupart l’usage d’un marteau ou d’un tournevis. La porte de Harvey était ouverte. Boyd tapa du bout des phalanges sur l’encadrement de bois.

« T’as une seconde ? »

Le shérif avait les pieds posés sur son bureau et un cigare entre les doigts. Sa tête flottait dans un nuage de fumée. Cheveux gris et épais, séparés par une raie droite comme une flèche.

« Je t’accorde autant de secondes que tu veux du moment que t’as quelque chose d’intéressant à me raconter. Mais mon petit doigt me dit que t’es sur le point de m’annoncer que Russell Gaines a fait que dalle et qu’il sait que dalle. »

Boyd entra dans la pièce et s’assit en face de Harvey. Il commença à croiser les jambes mais le fauteuil était trop étroit pour son gabarit et il dut se contenter de s’y affaler.

« Ce désodorisant sert à rien ! pesta Gina.

— Va prendre ta pause déjeuner, lui lança Harvey.

— Il est dix heures et demie.

— Eh bah, va bruncher alors. Va faire un tour. Fous-moi la paix », dit-il en tirant une bouffée de son cigare.

Harvey expulsa la fumée en ligne droite et soupira mais nom de Dieu elle va quand même bien finir par prendre sa retraite un jour.

« Je suis pas sourde ! gueula Gina de l’autre pièce, et ensuite ils entendirent claquer un tiroir puis la porte de son bureau.

— Alléluia ! s’écria Harvey. Donc mon petit doigt m’a pas menti. T’as rien de neuf.

— Rien, confirma Boyd. Pas que je m’attendais à quoi que ce soit en parlant à Russell, cela dit.

— Je parie que Mitchell Gaines est bien remonté contre moi à l’heure qu’il est, mais bon, c’est pas non plus comme si on croulait sous les pistes. Je sais que c’est pas le genre de Russell de faire un truc pareil, mais un type qu’a passé du temps en taule, on sait jamais trop dans quel état il en ressort. Parfois meilleur, parfois pire.

— Parfois pareil.

— Non, pas pareil. Bon Dieu, on dirait pas comme ça mais ça date déjà, cette histoire avec le petit Tisdale. Je m’en souviens comme si c’était hier. Russell qui avait le cou à moitié tranché et les deux bagnoles pliées comme des feuilles d’aluminium. J’en aurais gerbé quand j’ai appris que le gosse était mort, parce que j’ai tout de suite compris ce qui attendait Russell. Surtout quand j’ai trouvé cette bouteille de whiskey vide sous son siège. J’en étais malade quand j’ai dû aller réveiller Mitchell pour lui annoncer ce qui s’était passé. »

Le téléphone sonna et Harvey baissa les yeux vers le combiné.

« Ma main au feu que c’est l’autre tête de nœud du journal. Il a déjà appelé vingt fois et il comprend pas pourquoi le bureau du shérif a aucun commentaire. On a aucun commentaire parce qu’on a que dalle à commenter, et quand on aura quelque chose, je peux t’assurer que ce petit fils de pute sera le dernier informé. »

Ils regardèrent tous les deux le téléphone jusqu’à ce qu’il arrête de sonner, puis le shérif se remit à fumer son cigare.

« Et l’autre, la bonne femme du foyer, on a du nouveau ? demanda Boyd.

— J’ai envoyé Watkins. On a un nom mais qui mène nulle part.

— C’est quoi ? »

Harvey fouilla dans la paperasse entassée sur son bureau. Dénicha un bout de papier poisseux et lut.

« Maben. Maben Jones.

— Quoi ? fit Boyd en se redressant légèrement dans son fauteuil.

— Maben Jones. »

Boyd leva les yeux vers le tube au néon qui grésillait au plafond.

« Ça te dit quelque chose ? demanda le shérif.

— Je crois bien que c’est le nom de la fille qui était là le soir de l’accident. La fille qui était avec Jason Tisdale. Celle qui s’est enfuie en courant sur la route et qui nous a appelés. »

Le shérif reposa les pieds par terre, prit une longue bouffée de son cigare puis regarda attentivement le bout de papier où était écrit maben jones.

« T’as une mémoire d’éléphant, toi, dit-il.

— Ça a donné quoi, les recherches sur le nom ?

— Rien. Apparemment, Maben Jones, ça existe pas. C’est peut-être le nom de famille qu’est inventé.

— Possible, dit Boyd. Maben, c’est pas un prénom qu’on entend tous les jours. »

Harvey lâcha un trait de fumée, pivota sur son fauteuil, se plia en deux et partit d’une quinte de toux rauque.

« T’es pas censé fumer ça ici. »

Le shérif se redressa.

« Enfile un chemisier kaki, fais-toi une gueule de serpent à lunettes, et j’ai un beau job de secrétaire pour toi. »

Boyd chassa le nuage de fumée d’un geste de la main.

« Bon, et maintenant ?

— Et si t’allais faire un tour du côté du foyer, histoire de voir de quoi il retourne ? Demande à quoi elle ressemblait. Si elle avait des tatouages, des trucs comme ça. Si elle avait une voiture, et de quelle marque et tout.

— D’accord », dit Boyd en se levant.

Il passa derrière son fauteuil et regarda autour de lui. Le bureau du shérif était tapissé de coupures de presse encadrées, de diplômes et de photos de petits-enfants accrochés sans ordre particulier. Dans le coin, un porte-chapeaux auquel était suspendu le ceinturon de Harvey, une casquette John Deere verte et un grand imperméable au dos duquel étaient inscrits les mots bureau du shérif du comté de pike en lettres capitales.

« Je te jure, je ferais mieux de plier bagage et de rentrer chez moi, râla Harvey. Dire que j’ai renoncé à une carrière de garde forestier pour cette vie à se taper la tête contre les murs.

— Combien de fois tu vas me resservir ce petit refrain ?

— Pas croyable, hein ? Même moi, je comprends pas. Tout ce que j’avais à faire, c’était passer ma journée à patrouiller et à faire coucou de temps en temps à des types en bateau de l’autre côté du barrage. Regarder les mômes jouer sur les berges et mater leurs mamans en maillot de bain en train de bronzer leurs jolies gambettes. Discuter avec les campeurs, boire une bière avec eux quand ils m’en offraient une. Et j’ai troqué tout ça pour des accidents de voitures, des bonnes femmes tabassées par leur jules et des crétins à qui on a mis un flingue entre les mains. Et maintenant cette saloperie de meth. La cerise sur le gâteau. Les dents pourries et les cervelles cramées. Bon Dieu, mais qu’est-ce qui m’a pris de renoncer aux levers et aux couchers de soleil pour ça ?