Boyd ne répondit pas. Puis demanda à Harvey s’il avait un cigare à lui offrir.
« Je t’ai pas dit d’aller faire un truc ?
— Si, mais il va me falloir deux minutes pour me remettre. »
Le shérif ouvrit un tiroir et en sortit un cigare qu’il lui tendit par-dessus le bureau.
« Te remettre de quoi ? »
Boyd attrapa un briquet posé sur une pile de papiers.
« Eh ben, c’est tellement triste et déchirant, les histoires que tu racontes, c’est pas facile à encaisser. Je jure devant Dieu, la prochaine fois que tu me parles de couchers de soleil, je vais me mettre à chialer comme une petite fille. »
Le shérif se renfonça dans son fauteuil, croisa les chevilles sur un coin de son bureau et dit allez dégage trouve-toi un truc à faire. Boyd alluma le briquet et tira sur le cigare jusqu’à ce que le bout se mette à rougeoyer et que la fumée envahisse la pièce.
« Maben, dit Harvey.
— Ouaip.
— Peut-être que je connaissais sa mère.
— Elle est toujours dans le coin ?
— Non. C’était pas vraiment une citoyenne modèle. Si c’est bien celle à qui je pense.
— Cette Maben. Y avait une gosse avec elle, dit Boyd.
— Et avec ça on a à peu près fait le tour de ce qu’on sait.
— C’est ça.
— Eh bah, alors barre-toi avec ton cigare gratos et va me trouver autre chose. »
41
Boyd avait omis de parler au shérif de la femme que Russell avait rencontrée à l’Armadillo. Caroline. Ça n’avançait sans doute pas à grand-chose, mais il se dit que ça ne coûtait rien de passer au bar poser quelques questions, et qu’il irait voir du côté du foyer plus tard. L’Armadillo n’ouvrant qu’aux alentours de treize heures, il tua le temps en patrouillant sur l’autoroute. Enleva la carcasse d’un cerf écrasé au milieu de la chaussée. Déjeuna au relais routier, histoire de jeter un œil là aussi. Voir s’ils n’étaient pas passés à côté d’une piste.
Enfin il rejoignit le centre-ville et entra dans le bar. Il faisait sombre à l’intérieur, même en plein milieu de la journée, l’endroit n’était éclairé que par une rangée de spots derrière le comptoir, au-dessus des bouteilles d’alcool. Il entendit du bruit à l’arrière du bar, demanda s’il y avait quelqu’un, et un homme en tee-shirt sans manches surgit par les portes battantes. Une caisse de bière dans les bras, qu’il posa sur l’une des glacières, puis il leva les yeux vers l’officier de police, l’air inquiet à l’idée d’avoir fait quelque chose de mal.
« Comment va ? demanda Boyd en se perchant sur un tabouret.
— On fait aller. Et vous ?
— J’ai pas à me plaindre. Pour le moment. »
Les bras du barman étaient presque intégralement recouverts de tatouages et il portait un anneau en argent à chaque oreille.
« Ça vous embête si je vous pose deux, trois questions ?
— Non.
— Vous connaîtriez pas une certaine Caroline par hasard ? Qui viendrait là de temps en temps. »
Le barman ouvrit la caisse de bière. Pinça les lèvres. L’air de réfléchir. Boyd connaissait cette expression. Celle de quelqu’un qui se demande comment il va bien pouvoir répondre.
« Pas qu’elle ait des ennuis, précisa-t-il. Du tout. Personne a d’ennuis.
— Personne ?
— Personne jusqu’à présent. Alors, vous la connaissez ou pas ? »
Le barman fit glisser le couvercle d’une glacière, sortit les bières de la caisse et commença à ranger les bouteilles qui s’entrechoquaient dans un bruit de verre.
« Je crois que je vois de qui vous voulez parler, dit-il.
— Elle ressemble à quoi ?
— Pas mal roulée, dit le barman.
— Allez. Donnez-moi des détails. »
Le type haussa les épaules.
« Brune. Taches de rousseur.
— Quel âge ?
— Ça dépend de la lumière.
— Grosso merdo.
— La trentaine. Quarante ?
— Un nom de famille peut-être ?
— Caroline. Caroline, répéta le barman en fermant les yeux, essayant de visualiser le nom sur la carte de crédit. Caroline Pitts. Caroline Pitts, dit-il en rouvrant les yeux. Non. Potts. Caroline Potts.
— Caroline Potts.
— Je crois.
— D’accord. Merci beaucoup », dit Boyd en se levant.
Le barman lui tendit une bière.
« Un dernier pour la route ?
— Très drôle », dit Boyd en prenant congé d’un petit hochement de tête.
De retour dans la voiture de patrouille, il prit sa radio, appela le standard et demanda l’adresse d’une dénommée Caroline Potts. Puis il remit le contact, alluma l’air conditionné et attendit. Une minute plus tard, il avait l’information qu’il voulait et il se mit en route, tout en se disant que c’était une perte de temps. Que Russell lui avait dit la vérité.
Les quatre maisons formaient un rectangle et elles avaient l’air identiques. Façades blanches. Volets verts. Porte rouge. Il chercha le numéro 12. Emprunta la minuscule allée et frappa à la porte. Le bruit d’une télé allumée à l’intérieur. Il attendit. Pas de réponse. Frappa de nouveau et entendit qu’on baissait le son de la télé. Puis la porte s’ouvrit et une femme apparut sur le seuil, en peignoir, serviette enroulée en turban sur la tête. Quelques cheveux mouillés dépassaient et elle avait des gouttes d’eau sur le cou. Elle avait l’air un peu essoufflée et regarda le shérif comme si elle se trouvait nez à nez avec un animal bizarre.
« Désolé de vous déranger », dit-il.
Elle tira sur les pans de son peignoir et le resserra sur sa poitrine.
« Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-elle.
— Vous êtes bien Caroline Potts ?
— Un problème ?
— Aucun problème. Vous êtes bien Caroline ?
— Oui.
— Caroline Potts ?
— Oui, je vous ai dit.
— J’aurais deux, trois petites questions à vous poser, si vous avez un moment. Ça ne prendra pas longtemps, promis. »
Elle ouvrit la porte en grand et recula d’un pas pour le faire entrer. Laissa la porte ouverte, s’essuya la nuque. Le visage tout frais sorti de la douche et sans apprêts, on voyait clairement les taches de rousseur ressortir sur son nez et ses joues.
« De quoi s’agit-il ? demanda-t-elle.
— Deux questions et je ne vous embête plus. Si vous me répondez avec franchise.
— D’accord.
— Première question, est-ce que vous connaissez un type qui s’appelle Russell Gaines ? Il dit que vous vous êtes rencontrés à l’Armadillo. »
Elle hocha la tête.
« Possible.
— Qu’est-ce qui est possible exactement ?
— J’ai bien rencontré un type qui s’appelait Russell. Mais son nom de famille, ça, je saurais pas vous dire.
— Vous vous rappelez à quoi il ressemble ?
— Grand, la peau mate, beau mec. Comme tous les types par ici, vous me direz. Un petit début de barbe aussi.