— C’est déjà très bien, dit Boyd. Deuxième question. Est-ce qu’il a passé la nuit ici avec vous ? »
Elle eut l’air soudain contrariée.
« Eh bien, oui, si vous voulez savoir. Mais il n’est pas resté. Il s’est levé au milieu de la nuit et il est parti. Vous allez l’arrêter pour ça ?
— Si je devais arrêter les gens pour ça, j’aurais du pain sur la planche, dit Boyd en essayant d’imaginer ce qu’il y avait sous cette robe de chambre.
— Prévenez-moi si vous vous y mettez, j’aurai un paquet de noms à vous donner. Autre chose ?
— Non. Je ne crois pas », dit Boyd en franchissant le seuil.
Elle était sur le point de refermer la porte quand il se retourna et tendit le bras pour la bloquer.
« Si, une dernière question, dit-il. C’était quel soir ? »
Elle leva les yeux au ciel.
« Jeudi. Ou vendredi peut-être.
— Jeudi ou vendredi ?
— Voilà, c’est ça. En général l’un suit l’autre.
— J’aurais besoin que vous fassiez un petit effort. »
Elle pinça les lèvres. Puis confirma jeudi.
« Vous êtes sûre ?
— Oui, je vous l’ai dit. Jusqu’à ce qu’il décide qu’on avait terminé et qu’il file à l’anglaise.
— Pas samedi alors ?
— Vous êtes dur de la feuille ou quoi ?
— Et j’imagine que vous ne pourriez pas me dire à quelle heure exactement il est parti ?
— Une heure. Deux heures du matin. L’un ou l’autre, comme je vous disais, en général ça se suit. »
Et elle referma la porte. Boyd s’éloigna de la maison. Resta un moment appuyé contre le capot de la voiture de patrouille. Se grattant la tête. Le menton. Puis il reprit la route et continua à cogiter et un mot n’arrêtait pas de revenir en boucle dans son esprit.
Maben.
Il aurait préféré ne jamais avoir entendu ce nom.
Russell n’avait pas tué ce flic, aucun doute possible. Mais il avait menti à propos de l’endroit où il se trouvait le samedi soir. Et une femme répondant au prénom de Maben était arrivée au foyer. Et la fille qui tenait l’accueil pendant la nuit avait trouvé un flingue dans ses affaires. Et ensuite la dénommée Maben avait pris le flingue et embarqué sa petite et elle s’était enfuie.
Merde, se murmura-t-il à lui-même. Il a une foutue bonne raison de m’avoir menti. Boyd se gratta la nuque en regardant les flamants roses. S’il voulait te cacher quelque chose, tu sais très bien où il le planquerait. Là où on planquait la bière et les pétards et les filles. Un téléphone à pièces qu’on avait piqué. Le chien du dirlo qu’on avait emprunté pour quelque temps. T’as pas envie de retourner là-bas, mais t’as pas le choix. Son secret, il le planquerait dans la pièce au-dessus de la grange.
Boyd tourna dans la petite allée gravillonnée devant la maison de Mitchell. Il aperçut le pick-up Ford de Russell mais pas celui de son père. Il resta un moment à l’arrêt derrière le volant, guettant du mouvement dans la maison, mais il ne vit rien et redémarra. Il se gara près du Ford, descendit de voiture, fit le tour de la maison et frappa à la porte de derrière.
« Monsieur Gaines ? »
Il colla le nez à la vitre et regarda à l’intérieur. Pas de lumière dans la cuisine et tout semblait en ordre. Pas d’assiettes ni de verres sur la table ou sur le plan de travail ou dans l’évier. Boyd frappa de nouveau à la porte, appela, mais toujours rien. Il attendit un moment, tendit l’oreille à l’affût d’un bruit provenant de la télé ou de la radio ou d’autre chose mais le silence à l’intérieur était complet.
Il retourna dans le jardin. Le soleil était haut dans le ciel et projetait à ses pieds un mince filet d’ombre tandis qu’il inspectait les lieux. Il aperçut la glacière au bord de l’étang et des chaises en aluminium rouillées sur la véranda. Un cendrier plein sur une table entre les chaises. De l’autre côté de la maison, la pelouse était tondue et tout était calme. Il avait oublié combien ça pouvait être agréable, un endroit aussi calme.
Puis il se tourna vers la grange. Le tracteur et la tondeuse à gazon sous l’auvent. Les pelles et les râteaux accrochés à des clous et les bidons de peinture empilés et les bâches de protection et un tas de rallonges électriques enroulées. Et, dressée devant la grange, une grande statue en béton.
« Qu’est-ce que c’est que ce truc ? » dit-il en se dirigeant vers la statue.
Il s’arrêta devant, se demanda si elle représentait un ange, mais elle n’avait pas d’ailes et ses vêtements étaient trop ternes, même pour une statue de béton. Et puis il comprit. C’est pas croyable où certains trucs peuvent atterrir en ce bas monde, se dit-il. Il secoua la tête et regarda de nouveau autour de lui. Décida qu’il n’avait pas envie de monter l’escalier et d’aller voir là-haut dans la grange. Pas tout de suite. Mais comme il s’apprêtait à rejoindre son véhicule, du coin de l’œil il vit bouger le rideau derrière la fenêtre. Et pour la première fois il perçut le bourdonnement du caisson d’air conditionné de l’autre côté de la façade de la grange.
Il attrapa la radio accrochée à sa ceinture et la mit sur silencieux. Il se dirigea vers l’escalier sur la façade extérieure et commença à monter lentement, une marche à la fois, en guettant le moindre bruit en provenance de la pièce. Il savait qu’il avait déjà été repéré et qu’il ne prendrait personne par surprise, mais il continua à monter prudemment, les lèvres serrées. Arrivé en haut, il ouvrit l’étui de son revolver et posa la main sur son arme. Puis saisit le bouton de porte du bout des doigts et le tourna comme s’il était sur le point de se briser ou de lui rester dans la main. Il entendit le clic de la serrure et poussa légèrement la porte.
Il resta figé. Écouta. Se prépara à ouvrir grand la porte quand une voix derrière lui se mit à crier.
« Hé ! Que tal ? »
Boyd sursauta. À quelques mètres au milieu de l’escalier se trouvait Consuela. Elle pointait le doigt vers lui et hurlait des phrases brèves et saccadées dont il ne comprenait pas un mot mais en tout cas elle n’avait pas l’air de plaisanter.
« Putain, vous devriez porter une clochette autour du cou ! dit-il.
— Pare ! No suba más !
— Du calme, du calme.
— Váyase de aquí ! Ahora mismo ! »
Ses bras robustes faisaient de grands moulinets en l’air à présent et elle était montée d’une marche et elle avait l’air prête à l’étriper s’il n’obéissait pas à ses injonctions.
« D’accord, d’accord. Calmez-vous, bon Dieu. Je m’en vais.
— Voy a llamar a la policía !
— C’est moi la police », dit-il en désignant son écusson.
Elle continua à crier et à faire de grands gestes et il descendit l’escalier, passa à côté d’elle à petits pas pressés et elle interrompit son manège le temps qu’il s’éloigne et ensuite elle se remit à gesticuler et à brailler. Elle le suivit jusqu’en bas des marches puis dans le jardin tandis qu’il rejoignait sa voiture en toute hâte, tournant la tête tous les trois pas pour s’assurer qu’elle ne lui saute pas sur le dos ou pire encore.
« Eres un rata ! hurlait-elle. Un rata ! »
Il monta à toute vitesse derrière le volant, démarra et fit demi-tour en trombe. Elle continua de fondre sur lui tandis qu’il manœuvrait et quand il s’engagea dans l’allée elle se mit à courir derrière lui, les bras dressés au-dessus de la tête sans cesser de hurler comme un chien de garde enragé dans le nuage de poussière soulevé par la voiture.