— Je suis sérieuse. Je dirai rien.
— D’accord.
— Rien. Je voulais juste que vous le sachiez.
— D’accord. »
Il continua de rouler encore un moment sous les étoiles puis reprit la direction de la ville. Elle ne dit plus rien. Et lui non plus.
47
Quand Larry tourna dans la rue de Russell il ne vit pas le pick-up Ford, et c’était exactement ce qu’il voulait. Il se gara puis se dirigea vers la maison, une bière dans une main et un pied-de-biche dans l’autre. Il tituba sur le trottoir défoncé. Trébucha, lâcha sa bière et la balança d’un coup de pied. Puis reprit son équilibre et continua d’un pas plus prudent. Arrivé devant chez Russell, il fit le tour de la maison et essaya d’entrer par-derrière. La porte était verrouillée. Il poussa la fenêtre à guillotine de la chambre et elle céda un peu. Il cala le pied-de-biche dessous, appuya et la fenêtre se souleva. Il passa une jambe par l’ouverture, puis le reste du corps, et s’assit sur le lit. Il resta dans le noir, immobile, le pied-de-biche sur les genoux. S’il avait reculé de quelques centimètres le talon de ses nouvelles bottes, il aurait heurté le canon du fusil.
Plus il attendait, plus il lui semblait qu’il était seul. Pour une raison ou une autre, il était seul au monde, et il ne voyait pas comment les choses pourraient changer et l’alcool et la sensation de vide se mélangèrent et il se mit à pleurer. Et tandis qu’il pleurait, aucun visage ni aucune voix ni aucun souvenir de sa vie ne lui venait à l’esprit mais une image, celle d’un puits au fond duquel il était assis, la tête levée vers le rond de la lumière du jour. Essayant de se raccrocher à une corde qui se trouvait hors de sa portée. Il pleurait comme un homme qui a perdu la foi et il n’essaya pas d’empêcher les larmes de couler et il était content qu’il n’y ait personne pour le voir ou l’entendre. Il posa le pied-de-biche sur le lit et se mit à arpenter la chambre dans le noir, s’empoignant les cheveux et pleurant comme un damné et tapant du pied dans tout ce qui se trouvait sur son chemin, et à force de sentir les larmes ruisseler sur son visage et dans son cou il éprouva une sorte de pureté, de soulagement, une réponse, une promesse et il continua d’enrager et de pleurer et de se lamenter et de taper du pied. Expulsant toute la haine de son corps comme s’il cherchait à atteindre l’extase. Il continua de marcher à pas lourds dans la chambre en soufflant puis il serra la mâchoire et poussa un grognement et leva les deux poings et les agita vers un Dieu qu’il ne voulait pas connaître.
Puis il ouvrit les mains. Sentit du bout des doigts ses joues et son cou humides de larmes. Il se plia en deux et crut qu’il allait vomir et se dit que ça lui ferait du bien mais il se redressa et tendit les bras et les paumes vers le plafond et poussa un hurlement étouffé en serrant les dents comme s’il n’était pas tout à fait prêt à libérer tout le feu qui le consumait de l’intérieur.
Il revint vers le lit, ramassa le pied-de-biche et se rassit. Il y avait un Beretta chargé sous le siège passager de son pick-up mais ce n’était pas une violence du genre net et sans bavure qu’il recherchait. Il regarda le mur droit devant lui et son sang se remit à bouillonner et dans les ombres tout lui revint aux tripes. Son petit frère Jason qui lui avait été arraché et le fils qu’il n’avait plus le droit de voir et son ex-femme qui le rejetait d’un simple geste dédaigneux de la main. Heather qui se foutait de sa gueule et tous ceux qui étaient au courant de ses frasques et qui le prenaient pour un con et même Walt qui lui tournait le dos à présent. L’ultime trahison. Et puis l’autre enculé de Russell qui se baladait les mains dans les poches en sifflotant. Il serra la barre de fer entre ses paumes moites et serra la mâchoire puis il entendit le Ford rouler dans l’allée et il sut à cet instant qu’il était prêt et qu’il était parti pour faire mal, pour faire très mal.
Il se leva, sortit de la chambre et se glissa dans la salle de bains quand il entendit la porte d’entrée s’ouvrir. La lumière s’alluma dans le salon et il n’aurait pas su dire si les pas qu’il entendait étaient ceux d’un seul homme ou de plusieurs mais ils se rapprochaient et il serra plus fort encore la barre de fer en essayant de se représenter l’emplacement exact du front de Russell au moment où il se retrouverait devant lui. Et quand les pas arrivèrent enfin au seuil de la porte de la salle de bains il avait déjà amorcé son geste et il vit que ce n’était pas celui qu’il visait mais il était trop tard et le pied-de-biche vint heurter à toute volée la tempe de la femme qui s’écroula au sol.
Il se figea, ivre et désorienté, contemplant le corps inerte à ses pieds et Russell se jeta alors sur lui, l’entraîna dans la chambre et Larry lâcha la barre de fer et les deux hommes roulèrent à terre. Russell le saisit à la gorge mais Larry parvint à se dégager et lui envoya un grand coup de boule sur le nez puis un autre et ils continuèrent de rouler l’un par-dessus l’autre dans la chambre, se griffant les yeux et la bouche et la gorge et Larry réussit le premier à se redresser à genoux et il attrapa Russell par les cheveux et fit valdinguer sa tête contre le mur trois fois de suite mais Russell lui mit un coup de coude dans l’estomac et lui échappa et tous deux se relevèrent en même temps. Larry voulut récupérer le pied-de-biche et il s’attendait à ce que Russell le ceinture ou le retienne mais il parvint à sortir dans le couloir et à ramasser la barre de fer et quand il se retourna il vit Russell allongé par terre près du lit. Cherchant quelque chose en dessous et tirant à lui le fusil et Larry n’eut qu’une demi-seconde pour être surpris avant d’entendre la détonation et de sentir le choc et la brûlure dans sa poitrine. Il tituba en arrière, trébuchant sur le corps toujours inerte de la femme et lâchant le pied-de-biche puis se remettant à genoux et essayant de s’enfuir, et un deuxième coup de feu retentit et fit exploser la main qu’il tendait vers la poignée de porte.
Il poussa un cri et retomba sur les coudes mais il continua d’avancer, atteignant la porte et s’écroulant derrière le seuil puis regardant derrière lui, anticipant la prochaine détonation, mais il n’y en eut pas parce que Russell était penché sur la femme et agitait les mains d’un air paniqué. Larry traversa le jardin et réussit à se mettre debout sur le trottoir. Il rejoignit son pick-up comme un pantin désarticulé et au moment où il ouvrait la portière de sa main valide il entendit les sirènes. Il essaya d’attraper les clés dans sa poche et hurla de nouveau en sentant la brûlure lui fendre la poitrine en deux, mais il arriva à enfoncer la clé et les sirènes se rapprochaient et il réussit à démarrer. Il aperçut du coin de l’œil en s’éloignant les lumières des gyrophares qui glissaient sur les maisons du voisinage et il coinça sa main déchiquetée entre ses jambes et il s’enfuit dans la nuit en hurlant de douleur et de colère et en se demandant à qui il avait brisé le crâne.
48
Ils le repérèrent à quinze kilomètres après la frontière de la Louisiane, roulant à 160. Dépassant les autres véhicules à gauche et à droite et franchissant la ligne médiane et donnant des coups de volant comme un forcené qu’on aurait libéré de ses entraves. Sa main blessée coincée sous l’aisselle pour étouffer les pulsations de douleur et empêcher le sang de couler mais pour sa poitrine il ne pouvait rien à part faire semblant de ne pas sentir qu’elle était trouée de part en part. Le ventre et les genoux barbouillés de sang. Il transpirait et il avait réussi à allumer une cigarette et il ignora les gyrophares de la première puis des deux puis des trois voitures de patrouille de la police de Louisiane. Il continua de foncer pied au plancher et il était presque arrivé à Hammond quand il les aperçut à l’horizon. Un barrage de véhicules de police en travers de la route, leurs lumières tournoyant dans les arbres, et il écrasa la pédale d’accélérateur et en se rapprochant il les vit debout devant leurs voitures, fusil armé à l’épaule, et il se mit à rire en pensant à tout ça. À quel point ils devaient être cons pour croire qu’il en avait quelque chose à battre, et ils déguerpirent comme des blattes quand il enfonça le klaxon, et s’ils avaient pu voir le type derrière le volant ils l’auraient vu se marrer en allant se fracasser contre le mur de voitures.