Le type rentra dans la gare au pas de course et Russell posa un genou à terre et sortit une cigarette de son sac. Il tourna la tête à droite et à gauche. Regarda la voie ferrée, d’un côté puis de l’autre. La façade délabrée d’une quincaillerie. Les emplacements de stationnement vides dans les rues du centre-ville. Quelques minutes plus tard, la porte de la gare s’ouvrit de nouveau et l’homme sortit et lui indiqua une Toyota trois portes garée sur le côté du bâtiment.
« Allez, venez », dit-il.
Russell se dirigea vers la voiture.
« Ça vous dérange pas si je fume ?
— Pas de problème, si vous m’en offrez une. Putain de journée. Enfin, c’est pas à vous que je vais dire ça, pas vrai ? »
Ils montèrent dans la Toyota et Russell lui offrit une cigarette. L’homme alluma un ventilateur et le souffle d’air arriva droit sur Russell et le fit battre des paupières. Il inclina la grille d’aération vers le plafonnier et baissa sa vitre. Il était assis le sac serré contre lui et les genoux relevés pour tenir dans l’habitacle de l’étroit véhicule.
« Alors, je vous dépose où ?
— Là-bas. Derrière la caserne.
— Quelle caserne ? Celle près du centre commercial ?
— Celle du centre-ville.
— Ah non, ça, ça va pas être possible. Cette caserne, ça doit faire cinq, six ans qu’elle a fermé. Tout peut bien cramer ici, faut croire qu’ils en ont rien à secouer. Ils ont préféré s’installer près de tous ces nouveaux trucs à la con, là-bas. Histoire que les mecs de l’assurance flippent pas trop, j’imagine. La caserne qui était là ? C’est devenu des appartements. Vous le croyez, ça ? Deux pédales qui ont racheté le bâtiment et ont tout refait. Je crois qu’ils en ont même parlé dans une émission à la télé. Vous êtes sûr que vous êtes au bon endroit ?
— Sûr. Ça fait longtemps, c’est tout. Là-bas, derrière le bâtiment que vous dites. Michigan Avenue.
— Ah bah, voilà, j’aime mieux. Les noms de rue, ça au moins ça change pas, pour autant que je sache, dit l’homme en jetant sa cigarette d’une pichenette par la vitre entrouverte. Bon, alors c’était quoi, là, ce qui s’est passé tout à l’heure ? Vous avez fricoté avec la femme de ce type ou quoi ?
— Non, non. Rien de ce genre.
— Une vieille histoire alors.
— Une vieille, sale histoire.
— Ils avaient pas l’air de plaisanter en tout cas. Et puis ils avaient l’air bizarres. Le grand, surtout.
— Oui, dit Russell. Surtout. »
La Toyota tourna dans les rues du centre-ville. Des femmes en talons hauts qui sortaient de leur journée de bureau et regagnaient leur voiture bien verrouillée, un sac à main noir pendu au creux du coude. Un écriteau ouvert brillait derrière la vitrine d’un café et quelques hommes grisonnants étaient attroupés devant la porte, en train de fumer. Ils passèrent devant l’ancienne caserne, et le mât où flottait habituellement un drapeau avait disparu du petit jardin devant le bâtiment, remplacé par un cornouiller. Un balcon en fer forgé faisait le tour de l’étage supérieur avec des plantes en pot accrochées à la rambarde et débordant paresseusement, ondulant sous la brise de la fin d’après-midi. La brique rouge avait été repeinte en vieux doré.
« Mignon tout plein, pas vrai ? »
Après l’ancienne caserne ils laissèrent derrière eux les bâtiments du centre-ville et pénétrèrent dans un quartier résidentiel. À un carrefour, Russell indiqua Michigan Avenue sur la droite.
« Là, quatrième maison, je crois. À droite. Ou à gauche.
— Oui, l’un ou l’autre, je dirais. »
C’était la cinquième à droite. Russell leva la main et dit stop.
« Pas l’impression que quelqu’un habite ici, dit l’homme.
— Non, personne. »
Le type regarda la maison puis regarda Russell.
« Dites, vous êtes sûr que ça va ? J’en ai vu, des trucs bizarres, débarquer de ce car ou y monter, mais un mec se faire dérouiller comme ça, c’est bien la première fois.
— Ça va.
— Vous voulez pas que je vous conduise chez un toubib ?
— Surtout pas, non. »
Il secoua la tête puis serra la main du type et ouvrit la portière et posa le pied sur le trottoir. Il jeta sa cigarette, en alluma une autre et laissa tomber son sac par terre. Regarda la maison. Eh bah voilà, se dit-il. Home sweet home, putain.
8
La maison était comme toutes les autres maisons de la rue. Un abri pour voiture à droite, une véranda devant, une véranda derrière, une allée étroite du trottoir au perron. Des haies sous les fenêtres. Une rambarde en fer pour monter les marches. Russell termina sa cigarette et resta un moment immobile puis ouvrit la boîte aux lettres et en retira une enveloppe sur laquelle était griffonné son nom. Il l’ouvrit et prit la clé à l’intérieur.
Sous l’abri était garé un vieux pick-up Ford dont la peinture rouge d’origine n’apparaissait plus que par endroits, le reste de la carrosserie ayant pâli et viré à l’orange. Il s’en approcha et passa la main sur les flancs du véhicule. Comme s’il caressait un cheval. Une fêlure craquelait toute la largeur du pare-brise et le hayon était légèrement enfoncé. Les pneus étaient essoufflés et le plateau rouillé aux quatre coins. Un pneu de rechange gisait à l’arrière. Il ouvrit la portière et s’assit derrière le volant. La banquette était entaillée çà et là et des morceaux de mousse dépassaient. Il y avait un mot posé sur le siège et il le prit et lut Va falloir la bichonner. Il froissa le bout de papier et le laissa tomber à ses pieds. La clé était sur le contact et il la tourna en appuyant sur l’accélérateur et le moteur ahana mais se mit à tourner, et il enfonça la pédale. Un temps, une brève pétarade, comme des coups de feu, puis un rugissement, et dans le rétroviseur il vit un panache de fumée grise jaillir du pot d’échappement et se répandre sur l’allée et il laissa le moteur tourner pendant deux minutes.
Il monta les marches de la véranda et lâcha son sac et il ouvrit la porte et entra. Une couche de vernis brun café avait été passée sur le parquet en bois et la cheminée du salon avait été murée avec des briques. Il passa d’une pièce à l’autre et constata que tous les murs avaient été repeints en blanc. Quelques meubles dépareillés se côtoyaient dans chaque pièce — un lit et une commode dans la chambre et une table basse et un canapé beige et une étagère dans le salon. Dans la cuisine il vit une table et deux chaises et sur le plan de travail trônaient une machine à café et un four à micro-ondes. À côté de ce dernier, un paquet neuf de cigarettes. Puis il ouvrit le frigo et trouva un pack de six bières. Ce cher vieux papa.
Il en prit une et ouvrit la porte de derrière. L’herbe du jardin était haute et au beau milieu gisait une brouette retournée. Dans un coin de la véranda, un seau de peinture de vingt litres, vide, des rouleaux et des pinceaux. Dans un autre coin, une chaise blanche en plastique. Il s’assit sur les marches et posa la bouteille de bière fraîche sur son arcade et il s’efforça de se détendre. Ferma les yeux et prit une grande goulée d’air lourd et libre. Une goutte d’eau glissa le long de la bouteille puis de sa joue avant d’aller se perdre dans la barbe qu’il avait commencé à laisser pousser deux semaines plus tôt pour entamer sa nouvelle vie. Puis il rouvrit les yeux et ouvrit sa bière. De minuscules insectes dansaient au-dessus des herbes hautes et les chênes faisaient barrage à la lumière du jour déclinant. De chaque côté du petit jardin les voisins avaient érigé des clôtures de deux mètres de haut pour profiter à leur aise de leurs barbecues. Il frotta de nouveau son œil endolori. Tâta l’œuf de pigeon sur son crâne. Ses côtes. Puis il s’allongea sur la véranda et regarda les toiles d’araignées tissées autour de la lampe. Un papillon y était pris au piège. Il se débattait en vain. Il entendit un chien aboyer quelque part, puis un autre.