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Chatou était un chef de section expérimenté. Il a dit:

– Si l'on disperse nos forces sur trois étages, on ne pourra tenir aucun des trois longtemps.

Aussitôt, Celsa a intégré l'information.

– On se rassemble donc collectif au troisième, où nos bureaux sont les plus sensibles à cause des ordinateurs et des affaires de nombreux responsables, et où la porte est la plus fragile car elle ferme mal. C'est là qu'on se barricadera, avec ma table en fer que l'on mettra verticalement, et des chaises la soutenant en porte à faux… Chatou?

– Pour le troisième étage, ça devrait aller. Mais ils auront tout loisir pour défoncer nos un et deux. Le blindage des portes ne tiendra pas une heure.

Celsa était embêtée. En chef véritable, elle ne le montrait pas, mais je le sentais à sa manière détachée de mâcher une racine de gingembre.

Alors Ulis est sorti de son silence.

– La conquête de ces étages par l'ennemi ne sera pas une défaite. Ils n'y trouveront que nos stocks de cirés. Les bureaux des gratuits ne sont pas vitaux à l'organisation. Qu'ils s'épuisent donc à les casser, ça les occupera. Tu es d'accord, Celsa?

Que pouvait-elle répondre?

Elle ne s'est pas démontée.

– Exécution! a-t-elle cogné.

Des bénévoles ont tiré son mastodonte de bureau jusqu'à la cage d'escalier.

Les mains sur les hanches, Celsa les regardait faire, ce qui était parfaitement justifié, non parce qu'elle était une femme, donc faible physiquement, mais parce qu'elle était le chef, et en tant que tel devait veiller au moindre détail de l'opération. Ses ordres secs faisaient plaisir à entendre.

– Faites-moi une ligne Siegfried!… Chaton, gaffe au tiroir qui se sauve!

Pendant qu'ils bouclaient la barricade, j'ai appelé l'ascenseur.

Les vaccins y avaient scotché une dizaine d'enfants brunâtres sans respect aucun pour notre panneau. L'un de ces chérubins, imprimé en relief de qualité luxe, semblait me menacer de son moignon. Je ne me suis pas privé d'arracher sa belle gueule.

J'ai tendu mon butin à Celsa.

– Eféf Alain Delon.

– OK, a-t-elle souri.

Pendant qu'on se gaussait, l'ascenseur s'est sauvé.

– Julien, arrête-le! a crié Chatou, mais je n'ai pas eu le réflexe.

La cabine filait déjà au cinquième. Nous étions désemparés, quand Malabry s'est révélé.

– Ce n'est pas grave, a fait Malabry, on n'a qu'à actionner la valve de sécurité, voyez, ça nous ouvrira les battants électriques de la cage, et là on coince un tournevis dans les fils à droite du disjoncteur, ce qui devrait provoquer un court-jus et la panne générale. Si vous voulez, je peux le faire.

Personne ne s'attendait à ce que Malabry fît preuve d'autant d'imagination. Lui, le comptable si réservé, qui a toujours préféré l'atmosphère calme du grossbuch aux manifestations sur le terrain, montrait soudain une virulence de raifort. Voyez comme la guerre transforme parfois les personnalités pour en tirer le meilleur.

Il en souriait lui-même, tout ému de se découvrir des facettes inconnues.

– Gaffe à pas t'électrocuter, a dit Celsa.

Malabry a mis un ciré jaune, taille 55. La manche trop longue enveloppait les doigts qui devaient manier le tournevis. On a actionné la valve. Les portes coulissantes se sont ouvertes sur une cage d'ascenseur poussiéreuse.

Seul problème, on n'avait pas de tournevis sous la main, alors Ulis a bien voulu nous prêter son stylo plume en acier dépoli. Fallait voir la dégaine de Malabry, avançant son bras dans la caverne, sans se presser car il avait peur de tomber, la tige d'acier entre les doigts, un vrai jedi.

Il y a eu un grand ZZZAC! Malabry a bondi en arrière. Les ampoules ont clignoté comme si une main invisible les chatouillait, puis la lumière s'est éteinte. Aussitôt, le groupe électrogène de sécurité s'est mis en branle, et une lumière anémique, venant des circuits parallèles, s'est propagée dans nos couloirs sombres.

L'ascenseur était hors service, bloqué au cinquième à jamais. Résultat, on était barricadés au troisième, sans possibilité de sortir, mais en sécurité.

Il était temps. À peine venait-on d'ouvrir une bouteille d'eau sans sodium pour fêter notre bunker qu'on est venu tambouriner à notre porte.

– C'est vous qui avez coupé le courant? Criait une voix de femme. Faut qu'on s'explique!

Nous, évidemment, on se taisait, tout en s'arc-boutant contre le battant.

– Ohé, les tapettes, vous m'entendez?

Nous, toujours rien.

Alors un tremblement affreux a secoué la porte. Je ne saurais préciser avec quoi on tapait, une poubelle en inox me paraît le plus vraisemblable, ça faisait clang! grang! On entendait les froissements de la ferraille et les plaintes aiguës du bois. Une chance que nous fussions protégés par le bureau de Celsa.

– Combien sont-ils? s'est inquiété Malabry.

– Je ne sais pas exactement, a dit Celsa. On peut tenter une approximation. Comme on occupe trois étages sur cinq, et que l'on est environ quatre-vingts gratuits et douze permanents, en temps normal…

– Soixante et un virgule trois, a dit Malabry, qui était un bon comptable.

En face, nous étions vingt-quatre. Soudain le vacarme a cessé. On a tendu l'oreille. Les vaccins avaient l'air de se replier. Un téléphone a sonné.

– Écologie la Foulée verte, j'écoute, s'est présenté Ulis en décrochant.

À son expression, on a mmédiatement compris qui était à l'autre bout.

Celsa a mis le haut-parleur.

– … votre infamie a dépassé l'entendement, a crié la voix de la cheftaine. Vous devriez avoir honte! Et ça se prétend une ONG honnête!

– Pass' que vous êtes honnêtes, vous? a demandé Ulis.

– Nous, au moins, on ne coupe pas le courant dans tout l'immeuble sans prévenir les occupants. La newsletter Enfance et vaccin que l’on s'apprêtait à diffuser par courrier électronique, s'est perdue par votre faute!

– Eh bien, il fallait faire une sauvegarde, madame.

– Mademoiselle! s'est crispée l'autre.

– Nous, notre lettre paraît dans trois jours. Si vous voulez, je peux vous mettre sur la liste.

– Votre newsletter, on s'en bat les couilles.

– Vous avez tort, car on y apprendra, entre autres nouvelles intéressantes, les détails de l'action que nous venons de mener contre les usines Machepot. Vous avez sûrement entendu parler de Machepot?… Bien. Figurez-vous que ces engeances du capital ont pactisé avec une ONG peu regardante sur l'éthique. Une ONG très peu citoyenne, qui aurait négocié sa protection sans vérifier les performances des produits Machepot, alors même que ceux-ci polluent l'atmosphère comme pas un! Une attitude zondamnable, vous en conviendrez. La Foulée verte, que vous ne semblez pas porter dans votre cœur, a réagi comme il se doit. Nous avons décrété un boycott dur contre les établissements Machepot. Je ne pense pas qu'ils s'en relèveront. Faut-il les plaindre?

Il y a eu un silence en obsidienne.

Enfin la cheftaine a grésillé:

– Vous venez de tuer de vos propres mains une centaine d'enfants du Sri Lanka.

Ulis a haussé les épaules.

– Je viens surtout de couper votre budget vacances.

– Comment osez-vous!

– Allons, ne jouez pas à la pu… au maquereau effarouché. Calmez-vous et présentez-moi des excuses circonstanciées.

– Et mon trou, je vous le donne?

– Que vous et votre euh… poupou, vous dégagiez les étages, ça ne serait pas de refus.

La cheftaine a explosé. Toutes les injures de la terre se sont abattues sur nos têtes. Elle a récapitulé le collectif des torts que nous avions faits à son organisation, depuis le poster de l'enfant brunâtre, jusqu'au saccage des voitures, en passant par les toilettes bouchées au ciment (on y est jamais allé dans leurs toilettes!), la porte rayée au cutter (dont nous n'avions jamais entendu parler), et l'histoire du handicapé (le même que le mien, sans doute), qui n'arrêtait pas, paraît-il, de harceler ses collaboratrices par des propos salaces, ponctuant son discours de propositions de déménagement dont l'inspiration, selon la cheftaine, ne pouvait venir que de nous.

– On vous fera gicler de l'immeuble, a-t-elle conclu. C'est la guerre pour de bon!

Ulis a fait V de ses doigts.

– C'est vous qui l'avez dit. Bonsoir.

Et il a raccroché. Une grande satisfaction se lisait dans ses yeux.

– Quelle chance que se soit elle qui ait parlé de guerre la première, disait-il. Ce n'est pas grand-chose, mais la postérité le retiendra.

La postérité. Le mot était jeté. En une seule phrase, Ulis venait de placer notre guerre dans une perspective historique. Nous en restions abasourdis. Nous qui considérions ce conflit comme une incartade, presque un malentendu, certes désagréable mais ne portant pas à conséquence, un peu comme une dispute dans un café entre supporters, nous découvrions bouche bée la portée fabuleuse des sept derniers jours.

Les visages se sont faits solennels. Les colonnes vertébrales se sont redressées. Et dans les têtes, les mots chantaient: j'en suis! Je vis un moment d'éternité. Il y a eu Mururoa, l'Exxon Valdez, le nucléaire. Maintenant il y a Enfance et vaccin. Et moi. Les livres en parleront.

Soudain la vie prenait un sens.

Dans un kaléidoscope j'ai vu danser le vide de mon adolescence. Les heures perdues devant la télé qui décervelle. Le désert affectif de ma période étudiante. Le mal-être suave (ou le rien-être, devrais-je dire)… Toutes mes casseroles se sont agitées une dernière fois, avant de disparaître à jamais dans la grandeur de ma destinée,

Je revenais de loin. Au fil des ans, avec amertume et angoisse, j'avais vu l'existence mini-bourgeoise contaminer mes copains, un par un, me laissant désespérément seul avec mon bégaiement. D'un côté, je me rendais compte de l'insignifiance de leurs succès, d'un autre, c'est triste à dire, j'aurais donné n'importe quoi pour leur ressembler.

Le mec Gilles, après avoir décroché son bac de justesse, s'était pris de passion pour la voile. Avec son oncles il construisait un bateau en Bretagne et voulait faire le tour du monde. Beau programme. La dernière fois qu'on s'était parlé, il avait l'air content de lui. À l'époque, je l'ai mortel envié. Je ne comprenais pas. Qu'avait-il donc, ce mec Gilles, de plus que moi? Comment cette larve parvenait-elle à s'épanouir malgré son armada de C – dans toutes les matières et un physique de nabot? Je trouvais ça injuste.