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Et l'on s'est mis à tenir. L'eau dégoulinait toujours, avec des morceaux de plâtre, mais on tenait. Les posters scotchés aux murs se décollaient un à un. Les sens abrutis par le déluge, nous regardions nos trophées dépérir. La photo historique d'Ulis sur la plage de l'Alaska se boursouflait misérablement. Une cartouche d'encre pour imprimante suppurait du liquide noir. Parfois, les ponchos gonflés se dénouaient et nous tombaient sur la figure. Personne ne se plaignait. Chacun mettait un point d'honneur à paraître serein.

Vers minuit, Saint-Cyr a appelé. Il était enfin disponible après s'être assuré, en chef de section consciencieux, qu'aucun de ses hommes n'était en garde à vue ou à l'hôpital. Entendre sa voix, même fatiguée, nous a remonté le moral. On l'a félicité pour l'opération Machepot.

– Surtout, reposez-vous bio, lui a dit Ulis. Nous, ici, on tient sans problème.

Plusieurs bénévoles ont été pris d'une quinte de toux. Sans doute s'attendaient-ils à ce que Saint-Cyr galopât immédiatement à notre secours, lui qui venait de passer une dure journée de bataille. Ulis les a regardés sévèrement. Il a articulé au téléphone:

– Le plus grand service que tu puisses nous rendre, Saint-Cyr, c'est d'être en forme demain matin. Quels que soient nos ennuis, on ne veut pas vous voir avant.

Puis, en se tournant vers nous, il a pris sa voix tonitruante:

– On se dégonfle, ou quoi?

On n'osait pas lever les yeux.

– Si quelqu'un trouve que c'est mortel dur pour lui, qu'il le dise. La Foulée verte ne retient personne de force. On n'est pas une secte. On vous entrouvre la porte et vous rentrez chez vous. Il n'y aura pas de sanction. Pensez donc: là-bas, vos lits moelleux vous attendent. Les frigos sont pleins de victuailles allégées en graisse. Personne n'est tenté?… Palaiseau?… Antony?…

Mais ni Palaiseau ni Antony ne pipaient.

– La guerre n'est pas un jeu! s'est exclamé Ulis. Il y aura des larmes et des privations. Mais nous ne capitulerons jamais! Je voudrais que ça soit clair pour chacun ici présent. Un seul élément démotivé suffit à compromettre les plans de bataille les plus élaborés. Alors, chacun à son tour, vous devez vous prononcer en votre âme et conscience: soit vous restez jusqu'au bout de la guerre et vous défendez les valeurs de la Foulée verte avec abnégation, soit vous partez immédiatement vers une vie quotidienne douillette… Malabry?

– Je reste.

– Chatou?

– Évidemment.

Il a passé ainsi son petit monde en revue, et personne n'a exprimé le désir de lâcher. Nos médailles scintillaient à la lumière du lampadaire, et l'eau des vaccins ne diminuait pas leur éclat, au contraire.

– Nous sommes donc prêts, a dit Ulis. Méditons ensemble, voulez-vous. Allons chercher au fond de nous-mêmes ce trait de lumière qui canalisera notre volonté en énergie. Car l'heure de la grande bataille approche.

Dans un silence ponctué de flic-flac, nous avons démultiplié nos sens. À quoi pensait-on? Ce devait être quelque chose de très personnel. Moi, je voyais un grand soleil accueillant, des prés à perte de vue où zigzaguait un chemin fait de Cow-boys écrasés. C'était l'idéal vers lequel je devais tendre. Mon côté sombre ne m'en laissait pas l'occasion. Il m'attrapait de ses pattes de chat et m'engluait dans des désirs ténébreux, très éloignés de la Foulée verte. Mentalement, j'ai pris une batte de base-ball et j'ai tapé le mal de toutes mes forces. Prends ça! pensais-je. C'était symbolique, c'est entendu, mais diablement efficace.

Quand nous avons chacun chassé l'intrus qui était en nous, de sorte que nos cœurs sont devenus semblables à des cristaux de roche, Ulis a dit d'une voix plaintive, un peu chantante comme celle d'un pope:

– E-é-é-exxon Valdez!

On s'est regardés et les anciens ont repris en chœur:

– Exxon Valdez!

Ulis s'est fait plus insistant:

– E-é-é-exxon Va-a-aldez!

Alors les bénévoles aussi, se sont joints à l'hymne. C'était instinctif.

– Exxon Valdez! a-t-on chanté.

Ulis a levé les mains vers le cieclass="underline"

– E-é-é é-é-é é-exxon Valdez!

Il répéta ainsi une vingtaine de fois le nom sacré. Nous le suivions inlassablement, de plus en plus fort:

– Exxon Valdez!

Les vaccins avaient beau taper des pieds à faire palpiter le plafond, on criait à tue-tête.

– Exxon Valdez!

Et comme un pizzicato, la voix aiguë de Celsa se greffait avec une demi-mesure de retard:

– Exxon Valdez!

Ah c'était quelque chose. La fatigue avait disparu. L'eau qui nous submergeait nous paraissait divine.

– Exxon Valdez!

Ils devaient se sentir marris, les vaccins, de nous entendre aussi soudés, le moral en acier, les poumons en trombone d'Apocalypse, à lancer le cri primal qui devait perforer le cosmos.

– Exxon Valdez!

Les étoiles tremblaient. Encore un peu, elles seraient tombées du ciel.

– Exxon Valdez!

Au bout d'une heure de ce traitement qui allait crescendo, les vaccins ont cessé de taper. Ils ont compris qu'il n'y avait rien à faire contre une telle volonté, forgée sur le nom de la plus mythique des marées noires. Nous avions réussi à faire passer un je-ne-sais-quoi de terreur primitive. On était le feu qu'aucune trombe n'aurait pu éteindre.

Alors le dégoulinement a cessé. Nous avions gagné la bataille.

Bien des jours après les événements, certains chroniqueurs ont prétendu que les vaccins auraient coupé l'eau parce qu'ils craignaient pour la solidité de leur plancher. C'est possible, mais je ne le crois pas. Je pense plutôt qu'ils ont eu peur de notre fougue intérieure qui grandissait et qui paraissait sans limites.

Personne n'a crié de joie. On a juste serré la sangle abdominale, et on a lancé une dernière fois, plus fort que jamais:

– EXXON VALDEZ!

Le silence qui s'en est suivi était assourdissant.

De temps en temps, des gouttes tombaient encore sur nos visages gonflés, imbibés de fatigue.

Le plâtre, mélangé à la moquette grise, recouvrait nos tranchées d'une fine couche neigeuse.

Ulis a tourné vers nous son visage illuminé de bonté.

– Vous êtes grands, mes enfants. Vos poitrails ont donné le meilleur de vous-mêmes. Et vous en avez été récompensés. Voyez comme la Foulée verte est descendue sur vous, voyez la force qu'elle vous a conférée!

Il s'est dirigé vers son bureau.

– Vous avez mérité que je vous le montre.

Il a ouvert un gros tiroir fermé à clé.

– Regardez!

Il tenait dans ses mains un vieux sac en plastique jaune fermé avec du fil rouillé. On devinait un contenu sombre et mou.

Il nous a fait venir autour de lui. Sans se presser, ses mains ont délié le fil de fer.

– Je l'ai conservé toutes ces années.

Une odeur de pourriture et d'essence a envahi la pièce.

Ulis a sorti son couteau suisse. Avec une cuillère il a prélevé un peu de substance qu'il a étalée au fond de sa paume. La lumière du lampadaire s'y réfléchissait faiblement, presque à contrecœur.

Il a dit:

– La chose est rare. Ça vient de là-bas… D'Alaska… C'est du fioul Valdez… Je l'ai ramassé sur les rochers de Montague Island. J'étais jeune alors. Vigoureux comme vous l'êtes aujourd'hui. Je me suis promis de le garder sur moi toute ma vie. Il me rappelle l'aveuglement des hommes.

On le regardait avec des yeux fiévreux, ne sachant comment réagir devant une relique aussi importante pour la Foulée verte.

Ulis parlait en tendant sa paume.

– Sentez, n'ayez crainte. L'odeur vient des algues. Le sac plastique a un peu perverti les éléments, les hydrocarbures mélangés à de l'eau salée forment une mélasse des plus particulières…

Celsa n'a pas pu résister à la tentation. (C'est une façon de parler. En aucun cas je ne considère la femme comme plus sujette à la curiosité, ou à tout autre travers qu'on leur attribue communément dans les milieux mini-bourgeois.) Elle a tendu son doigt. Dans un geste animé de mille grâces, elle a touché la paume d'Ulis. Un peu de noir est resté collé. L'index est revenu vers ses narines, qui ont longuement palpité au-dessus de la substance.

Elle a fermé les paupières. Un sourire imperceptible baignait ses lèvres. Vous dire qu'elle était belle serait au mieux un euphémisme, au pire un réflexe sexiste qui se contente de voir une reproductrice là où il y a une femme. Disons alors que ses cheveux mouillés, plaqués au front, encadraient un visage où se lisait l'harmonie avec le macrocosme.

Aussitôt, les images de Cow-boys sont venues me torturer. Heureusement l'odeur des algues pourries était suffisamment forte pour me dégriser. Voyant son effet bénéfique sur mes mauvaises dispositions, j'ai suivi l'exemple de Celsa, et j'ai pris sur mon majeur un peu de substance que j'ai sniffée.

Malgré une forte envie de vomir, ou, devrais-je dire, à cause de cette envie, j'ai ressenti l'impétueuse nécessité de me battre contre les pollueurs. Comme une deuxième main au piano, venait une voix mielleuse qui me disait: tu es sur la bonne pente, Julien. Prends ta jeunesse et investis-la dans le combat. La Foulée verte te le rendra. Le tout était plongé dans une sensation d'immensité que seule la contemplation de la nature peut donner. Jamais je n'oublierai cette émotion.

J'ai ouvert.

Autour de moi, les bénévoles faisaient la même expérience, avec, me semblait-il, des résultats équivalents, si l'on jugeait d'après leur mine extatique.

Celsa, elle, avait franchi le pas. Son doigt était entre ses lèvres.

Je n'allais pas me dégonfler.

J'ai pris l'hostie.

Le fioul a attaqué dru en bouche. Ses notes graves ont fait au palais comme un rugissement de clarinette. L'amertume a collé la langue dans une débauche de violoncelles. Les algues fermentées déchaînaient une avalanche. Une pointe salée clôturait l'édifice.

Un peu sonné par ce coup de canon, je me suis assis dans la moquette trempée.

Plus rien ne pouvait m'arrêter désormais: j'avais mangé de la relique, communié avec l'Exxon Valdez lui-même.

Une lueur semblable brillait dans la pupille de mes camarades. On était galvanisés.

L'aurore pointait son nez.

Nous nous sommes regardés, de l'émerveillement se lisait sur nos visages: nous avions survécu à une nuit de folie. Malgré une attaque d'une férocité inouïe, nous, les inférieurs en nombre mais supérieurs en foi, n'avions cédé un centimètre. La position en hauteur de nos ennemis, pourtant de grande valeur stratégique, ne leur a pas permis de l'emporter.