– Quand on sera sur place, méfiez-vous d'une attaque surprise, avait dit Ulis juste avant que l'on ne s'engage dans l'escalier. Entrez le plus rapidement possible dans leurs bureaux, et occupez les positions stratégiques aux portes et dans les coins. Regardez leurs mains, pour vérifier qu'il n'y a pas d'arme, batte de base-ball ou chaîne, je crois qu'ils en ont récupéré sur nos vélos. S'ils refusent de présenter les paumes, donnez le signal d'alarme.
Mais il n'y avait rien à craindre de ce côté-là.
La femme au passé africain nous a ouvert la lourde porte blindée du quatrième étage. Au passage, on a pu constater à quel point cela aurait été difficile pour nous de la prendre d'assaut, même avec notre supériorité numérique.
La femme s'est inclinée en signe de soumission. Son sourire à l'ivoire impeccable faisait penser à du sucre raffiné, blanc de blanc, mauvais pour la santé.
Les amabilités dont elle nous a gavés ont fait mousser notre orgueil de vainqueurs.
– Entrez, je vous prie, a dit la femme. Vous êtes le grand Ulis, dont nous avons tant entendu parler?
J'ai bien cru qu'il allait rougir, mais c'était méconnaître l’entraînement de son esprit.
– Ceux qui m'appellent de la sorte, a-t-il répondu, ne rendent pas service à la Foulée verte, pour laquelle tous les bénévoles sont égaux.
Derrière la porte des vaccins, s'ouvrait un long couloir entièrement vide. Nous sommes entrés sans nous presser, comme nous avait dit Ulis, la méfiance à fleur de peau. Saint-Cyr a déployé sa section à l'entrée du premier bureau, Celsa en a fait de même pour le suivant. La femme au passé africain a fait un mouvement du cou qui voulait dire “je vous en prie, faites comme bon vous semble”. Son regard, plus humble que celui d'un prêtre qui tente une main dans le short de l'enfant de chœur, indiquait la subordination absolue.
Pièce par pièce, nous avons progressé vers le centre de l'étage.
– Encore un bureau vide, chef! a lancé Josas qui était parvenu au fond du couloir.
Ulis a attrapé la femme par le bras.
– Où est la cheftaine? a-t-il demandé.
– Elle va arriver, a fait l'autre en cherchant à se dégager.
– Pourquoi les bureaux vides?
La femme s'est contentée de sourire mystérieusement. Ulis ne lâchait pas. Son air soupçonneux scrutait les pupilles corbeau.
– Sans doute se méfient-ils de nous, a suggéré Celsa. Pour une raison que j'ignore, nous leur faisons crainte. C'est un comble quand on sait que la Foulée verte a toujours privilégié la paix. Mais bon. Quant aux bureaux… S'ils sont vides, c'est pour créer un territoire neutre, parfait pour une négociation stratégique.
Sur le moment, l'explication a paru plausible. Elle flattait notre ego. Ulis a fait un clin d'œil, l'air de dire tant mieux. Il s'est penché à mon oreille.
– Note, mon garçon. S'ils considèrent le quatrième comme neutre, c'est qu'ils ont déjà effectué un pas psychologique important vers la libération totale de l'immeuble. Nous pouvons…
C'est précisément à cet instant que la femme au passé africain a fait un violent mouvement. Ulis a failli perdre l'équilibre. Sans son entraînement oriental à la maîtrise du corps, il aurait lâché prise.
Une vague inquiétude a effleuré son visage.
On a entendu un claquement, comme l'aurait fait un fusil à air comprimé, et le bruit d'un verrou.
– La porte! a hurlé Saint-Cyr, mortel tard.
La blindée venait de se refermer dans notre dos. Nous étions bloqués dans les locaux d'Enfance et vaccin. Nos meilleurs éléments, notre haut commandement, l'élite de la Foulée verte, se trouvaient enfermés dans un no man's land, coupés de la base au troisième étage, tandis que les vaccins s'étaient tranquillement réfugiés au cinquième.
C'était donc cela le bruit que l'on avait entendu tout à l'heure: ils déménageaient, ces bâtards, ils libéraient les bureaux pour qu'il ne nous reste aucun meuble, aucun papier sur lequel passer notre colère mâtinée d'impuissance.
– Ouvrez! a crié Josas en martelant la porte blindée de ses poings.
Avec le même effet, il aurait pu cogner un bunker.
On s'y est mis à vingt, du meilleur muscle qui fut, on a crié, on a pleuré, on a invoqué le nom de la Foulée verte, il n'y avait rien à faire.
Au même moment nous sont parvenus des cris désespérés de nos camarades restés au troisième.
– Ils les ont attaqués! a compris Ulis.
Nous nous sommes glacés. Les sections restées à la base n'avaient aucune chance face à une descente en force des vaccins. Le piège se refermait sur nous. Le collectif de nos rêves s'envolait.
Les bruits de bagarre ne laissaient aucun doute: les nôtres se faisaient massacrer. On entendait les meubles voler, les écrans exploser.
– Furet fusée fumée! ai-je crié, comme si mon insulte pouvait empêcher quoi que ce soit.
– Ma newsletter! hurlait Chatou.
– Mon ours brun!
– Les posters!
– La compta!
Chacun découvrait une perte irrémédiable. Chacun voyait, dans son petit train-train dévasté, l'image de la Foulée verte qu'on étripait.
Ulis était le seul qui pensait aux autres.
– Nos pauvres camarades ne méritent pas ce sort, se lamentait-il. Je suis fautif.
– Non, Ulis, a dit Celsa. Regarde ce que j'ai.
Elle tenait la femme au passé africain. Elle lui avait fait une clé dans le dos. La femme montrait ses ivoires blanches, de douleur cette fois. Dans les premiers moments de rage, on l'avait oubliée, celle-là.
– Comme on se retrouve! jubilait Celsa.
La femme a étalé tout son mépris pour notre noble cause en émettant de ses sombres entrailles un son déplacé.
– Je vais la démonter, la négresse! a crié Saint-Cyr en lançant son poing.
Le regard furibond de Celsa l'a stoppé net.
– Comment oses-tu? Toi, un lieutenant de la Foulée verte! Employer ce mot connoté!
La voir ainsi en colère, accolée par-derrière à la femme au passé africain qui avait, elle aussi, un physique, avait un je-ne-sais-quoi de troublant qui me faisait palper le paquet de cigarettes. Celui-ci, bio calé au fond de ma poche fessière, semblait modifier le centre de gravité de toute ma personne.
Ulis s'est approché de la prisonnière.
– Dis-nous, prisonnière, comment peut-on sortir du quatrième? a-t-il demandé avec son air digne.
La ch… chamelle s'est contentée de sourire:
– Jamais Enfance et vaccin ne s'abaissera devant des mécréants qui négligent les souffrances des bambins du tiers monde.
Elle a récité la sentence avec un air de Jeanne d'Arc au bûcher, et nous sommes restés béants, cloués par son intransigeance, impressionnés par cette idéologie pernicieuse qui l'avait imbibée.
– Quel immonde lavage de cerveau! s'est emporté Josas. Se rend-elle seulement compte, cette sauvage, des dégâts causés à l'environnement par ces pu… maquereaux d'enfants qu'elle défend? Sais-tu, bamboula, que tes bambins chéris n'hésitent pas à braconner l'éléphant? Mais oui, mamzelle, on l'a vu. En Angola, au Kenya, en Ouganda. Et ça, Enfance et vaccin ne veut pas le voir. “C'est pas mon affaire”, qu'elle dit, Enfance et vaccin. Le pachyderme, lui, disparaît. Ce qui est loin d'être le cas de tes pu… maquereaux d'enfants, dont on ne sait que faire tellement il y en a.
Rétrospectivement, je conçois que les propos de Josas ont été un peu raides, surtout le terme “sauvage” qui a fait tousser Celsa, mais il avait des circonstances pour lui, la pression, le désespoir de notre situation, la sensation de perdre la guerre. C'était très dur, vous savez, de voir ainsi notre juste cause réduite à néant par des salopards sans scrupules.
Car ils l'étaient, je le répète. Il suffisait d'écouter les cris de nos camarades du troisième pour comprendre qu'ils passaient un très mauvais quart d'heure. Ils se battaient comme de beaux diables, nos camarades, à un contre trois, avec de nombreux blessés dans leurs rangs, mais ils reculaient, c'était inévitable, et l'on entendait par la cage d'ascenseur leurs cris de douleur et d'angoisse, parsemés d'appels au secours.
Que pouvait-on faire? Malades d'impuissance, on leur lançait des encouragements.
– Tenez bon! criait Saint-Cyr.
– Visez les seins! conseillait Celsa.
– On arrive, les amis! mentait Josas tandis que des larmes coulaient sur ses joues.
Soudain, un cri plus atroce que les autres:
– L'Exxon Valdez, ils ont eu l'Exxon Valdez!
Le bureau d'Ulis avait été pris.
C'était la goutte de trop. À imaginer notre sainteté entre des mains infidèles, notre sang n'a fait qu'un tour. Les minutes magiques de la communion nous sont revenues en mémoire, le goût du pétrole a resurgi sur nos lèvres.
Nous nous sommes regardés. Les gestes à accomplir nous sont venus d'instinct.
On s'est assis en cercle et on a scandé le saint nom de l'Exxon Valdez, de plus en plus fort comme l'autre nuit, sauf que l'on était plus nombreux cette fois et plus musclés. Du troisième, échappant au fracas de la bagarre, le cri de ralliement universel nous répondait, nos camarades chantaient eux aussi, de plus en plus faiblement, hélas, comme le murmure d'un ruisseau éterneclass="underline" Exxon Valdezzzz…
L'esprit de la Foulée verte est descendu sur nous. Nos forces physiques ont été démultipliées. Et nos moyens intellectuels ont battu les indices. Car c'est précisément après avoir appelé par trois fois l'Exxon Valdez que Malabry a eu son idée géniale.
– L'ascenseur! a-t-il crié. Il suffit d'ouvrir la cage du quatrième avec un outil, comme on a fait pour la nôtre, et de descendre en rappel, le long du câble de sécurité, sur un étage. Depuis la panne électrique, les battants du troisième ferment mal. On les a juste tirés pour que personne ne tombe par inadvertance. On les ouvre de l'intérieur en un coup de main.
Ulis a écouté, Ulis a souri, Ulis a crié:
– La providence est avec nous!
Une immense clameur a jailli de nos tripes. Les dangers de la cage d'ascenseur nous importaient peu. On se pressait pour aller au combat. Le corps démangeait. Les mains voulaient des claques, les fronts, des coups de boule, les genoux pensaient aux entrejambes, les pieds, aux tibias. À défaut de vaccins, les poings tapaient les murs. Ils s'échauffaient.