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J'ai sorti un mouchoir et je l'ai comprimé entre les pages. Ça ne partait pas. Alors j'ai reculé d'un pas et j'ai cogné la femme dans le tibia. Même pas fort j'ai été, car il n'y avait dans mon geste aucune animosité contre sa couleur non discriminante, à peine y trouvait-on une exaspération face à la mauvaise volonté, du même genre que ressent le maître devant un bonnet d'âne.

– Espèce de raciste! a-t-elle lancé.

Il n'y avait pas de pire insulte pour un homme sur la voie de la Foulée verte.

Aussitôt, mes camarades blessés ont crié au scandale.

– Non mais pour qui elle se prend, celle-là! C'est qu'elle te donnerait des leçons, la robe de mariée. Julien, ne te laisse pas faire.

Ce n'était pas dans mes intentions.

Je l'ai cognée une deuxième fois, au même endroit. En la frappant, même pas fort, exactement comme la dernière fois, je lui envoyais un signal clair: ses paroles nourries par la haine ne m'affectaient pas, car il n'y avait pas un atome de vrai.

Elle a hurlé de plus belle.

– Sale puceau! Relâche-moi immédiatement, et va sucer ton pouce! T'es même pas capable d'aller au combat avec tes autres connards d'écolos.

Mes camarades et moi étions outrés. Son discours était parsemé de préjugés sur l'âge, dont la grossièreté m'a fait particulièrement mal. L'âge ne doit jamais être un critère pour apprécier la compétence d'un homme ou d'une femme. C'est le b.a.ba quand on veut atteindre la Foulée verte.

– Eh, Julien, attention elle se barre, ont crié mes camarades.

En effet, la femme avait profité d'une seconde d'inattention de ma part, occupé que j'étais à réfléchir aux énormités qu'elle avait dites, pour ramper à l'écart. Encore un peu, elle se serait remise sur ses jambes.

Comment je l'ai attrapée! Vite fait elle était soumise. D'un coup d'un seul, j'ai propulsé ses kilos sur la moquette. Moi, le blanc-bec, je la matais, elle, la lieutenante soi-disant expérimentée.

Hélas, pendant l'opération, le chemisier s'est déchiré dans son dos, la jupe s'est retroussée, et je n'ai pas pu m'empêcher de traîner les yeux sur son corps. Un négatif de Celsa, me suis-je dit. Aussitôt les cigarettes ont hurlé dans ma tête, une cavalcade de cow-boys à vous damner, j'en ai eu la sueur.

Les camarades pétillaient de joie, la femme se contorsionnait sous mon pied, et moi, pendant ce temps, je devais combattre une envie

presque surhumaine, avec le paquet qui gigotait dans mon froc. C'était une épreuve.

J'ai mis la femme sur le ventre, pour limiter ses mouvements, mais ce faisant, mes mains frôlaient ça et là sa peau tendue. La gorge me serrait. Je récitais mentalement des prières. O écologie Foulée verte, implorais-je, ne me laisse pas tomber en ce moment difficile! Éloigne ma main de la cigarette!

Écartelé j'étais. La main droite appuyée sur le dos de la femme, juste au-dessus de la courbure magique, la main gauche caressant déjà le paquet de Cow-boys à travers le tissu du pantalon.

– Putain! jurait la femme, sans aucun respect pour ces femmes exploitées dans leur corps.

– Ferme-la, pétale de lys! gueulaient les camarades blessés dont bien peu devinaient l'intensité de mon combat intérieur. Mate-la, Julien!

– Putain! a répété la femme, et c'est là que j'ai eu mon illumination.

Quand on parle du loup, me suis-je dit. J'ai pris ma main droite, en oubliant la gauche pour quelques instants, et j'ai tiré sur la jupe. Elle est venue toute seule. Ah, tu disais “putain”, te voilà servie!

En réalité, mes intentions étaient pures. Je ne cherchais en aucune manière à l'humilier. Bien sûr j'aurais aimé qu'elle comprenne la tragédie inhérente au mot putain”, qu'elle le sente pour ainsi dire dans son corps, qu'elle mesure la déchéance dans laquelle vivent ces pauvres femmes. Mais ce n'était pas l'essentiel de ma motivation quand je l'ai déshabillée.

Avant tout, je voulais gagner mon combat intérieur contre la cigarette. Et pour cela, j'avais besoin d'oublier le paquet de Cow-boys. Certes, plus ma main droite s'aventurait vers les zones chaudes, plus l'envie de fumer augmentait. Mais la curiosité pour ce corps à la couleur non discriminante grandissait pareillement.

L'instinct me soufflait que je tenais la solution. On devrait l'écouter plus souvent, celui-là. D'abord parce qu'il est naturel. On naît avec, comme le pingouin de l'Arctique. Son action n'obéit à aucun préjugé racial, sexiste, religieux ou autre. En somme, l'instinct est compatible avec la Foulée verte.

Passé un certain point, malgré l'appel oppressant de la nicotine, je ne pensais plus au paquet, comme si l'envie de fumer et le moyen de me satisfaire étaient disjoints. J'avais mes deux mains dans la moiteur et la rondeur.

En dessous du slip, j'ai fait une découverte. Comme je malaxais ses fesses, j'ai cru discerner des zones plus blanches que d'autres, précisément aux endroits où je venais d'appuyer. Surtout, poussant l'investigation jusqu'aux derniers retranchements, écartant ses jambes à

coups de genou, j'ai trouvé une anémone rosé, propre et soyeuse, qui ressemblait à ce que j'avais connu chez les femmes à coloration commune.

La couleur de cette femme est le triste résultat de la pollution, me suis-je dit alors.

Je suppose que c'était une divagation de mon esprit qui cherchait par tous les moyens à dompter la cigarette, mais sur le coup l'argument m'a paru censé. La marée noire a colorié son corps, me persuadais-je. Son fond, qui est identique à celui de toutes les femmes, n'a pas été touché. En frottant vigoureusement, on doit pouvoir la sauver.

Une vague de tendresse m'a transporté. L'instinct, cet ami, me commandait de m'allonger sur elle.

Ma pauvre mazoutée, ai-je voulu lui chuchoter à l'oreille. Je vais te nettoyer, oiseau de paradis han han, et tu redeviendras han han, blanche comme Celsa.

Elle ne saisissait pas la générosité de ma démarche. Toujours mon bégaiement. Elle se débattait tellement que j'ai failli avoir mal au cœur. On aurait dit un cormoran dans une chambre de dé contamination.

"Et tu n'avais aucune idée de la gravité de ce que tu faisais, Julien?" me demande-t-on souvent à cet instant du récit.

Les gens ne comprennent pas. J'ai beau leur rappeler les circonstances particulières de mon acte, la guerre, la fatigue physique et nerveuse, les propos provocants de la femme, les injonctions de l'instinct, etc., leur attitude reste rigide. La beauté du combat intérieur ne les touche pas. Ils ne sont pas exigeants envers eux-mêmes, ces gens-là. Ça ne les dérange pas de fumer. Ils préfèrent détruire leur santé et contribuer à l'exploitation du tiers monde par des industriels USA avides de profits.

Moi, dans le feu de l'action, quand le plaisir m'a percuté au sud du sternum, je me suis rendu compte que j'avais triomphé de la cigarette, et une grande allégresse m'a transporté, suivie par un coup de massue qui est tellement naturel chez les animaux après un coït. J'étais fatigué mais heureux. Je venais de renaître.

Tout de suite, j'ai voulu partager ma joie avec les camarades. Les pauvres s'étaient tus pendant que je m'escrimais, sans doute avaient-ils crainte de briser l'enchantement, de me faire perdre ma concentration. Les plus expérimentés avaient remarqué la forme typique d'un paquet de Cow-boys au fond de ma poche, ils avaient compris le calvaire que je traversais. Dès qu'ils ont vu mon sourire de victoire, ils n'ont pu retenir leur jubilation.

– Bravo, Julien!

– T'es un grand!

– Maquereau!

– Bio visé, la colombe!

Alors j'ai sorti le paquet que je ne désirais plus, qui me dégoûtait même, et je l'ai écrasé devant tout le monde, sous les applaudissements. Je me sentais léger, léger… J'avais envie de crier mon bonheur, celui de l'homme soutenu par la Foulée verte. Je me sentais au centre de l'univers.

Cependant la guerre continuait. Quand je suis revenu de mes extases, j'ai été surpris d'entendre le cognement de l'extincteur, comme si rien n'avait changé depuis tout à l'heure.

– Ils n'ont pas encore percé, a expliqué Malabry devant mon regard interrogateur. Le blindage doit être particulièrement épais.

– Enf enf enf! ai-je éructé.

J'allais ajouter d'autres grossièretés, quand Celsa est entrée.

– Il ne vous reste pas un extincteur?…

De suite, elle a vu la femme aux jupes défaites, et son visage a pris une expression râpeuse.

– Que s'est-il passé?… Qui?… Toi, Julien?…

Je n'ai même pas eu à répondre: j'avais encore la chemise qui dépassait du pantalon.

Elle a avancé sur moi, j'ai reculé, elle m'a giflé, j'ai cru qu'elle allait m'arracher les yeux.

– Alors voilà à quoi on s'occupe, pendant que nous autres on se tue là-haut! Je n'attendais pas une telle lâcheté de toi, Julien!

Elle m'a coincé contre la fenêtre.

– Le viol est un crime de guerre, surtout s'il est commis sur une femme aussi… aussi pétrole. Alors il rappelle les pires époques du colonialisme et de l'esclavage. Honte à toi, Julien! Honte à nous!

Sa colère s'est brusquement transformée en crise de larmes.

Franchement, c'était exagéré comme réaction. Quand j'analyse aujourd'hui, je me rends compte qu'il y avait aussi de la jalousie féminine, ce qu'elle n'admettra jamais. Car la jalousie est une pulsion consumériste qui vise à la possession égoïste d'autrui, et qui est, par ses préoccupations narcissiques, indigne de la Foulée verte.

Je me voyais déjà filer un mauvais coton, quand la prisonnière a gémi:

– La vache…

Elle gigotait sur le sol en essayant de se rajuster. Elle était maladroite à cause des menottes et de la béquille que je lui avais faite au tibia. Elle avait beau tirer sur sa jupe déchirée, on découvrait certains de ses attraits, et je voyais les yeux des camarades qui lui vrillaient le corps. Je me suis dit alors que je n'étais pas le seul à subir l'assaut des démons intérieurs. Mes camarades n'étaient pas des surhommes non plus, même si leur séjour chez la Foulée verte était plus conséquent que le mien. Comme moi avec la cigarette, ils avaient leurs placards secrets. Certains y conservaient des canettes de Coca made in USA remplies de colorants artificiels, d'autres craquaient pour le foie gras. Leur conscience était aussi lourde que la mienne.