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Pour finir, elle lui a demandé:

– C'est-y pas toi qui avais besoin d'un secrétaire?

Et c'est ainsi que j'ai décroché mon stage.

Le soir, face à mon paternel, je jubilais.

Il était coincé dans son micro-fauteuil en cuir d'animal, il sirotait son Monde de mini-bourgeois pour se donner de l'importance, il n'en lisait pas le tiers, c'était de la figuration. Le Monde, les énormes pages remplies de nouvelles allaient à la poubelle chaque soir, et moi je songeais aux arbres qu'il avait fallu sacrifier pour satisfaire, chez lui comme chez ses semblables, cette odieuse soif de paraître.

– Le pétrole va encore augmenter, a dit paternel de sa voix de messie.

Je savais qu'il pensait à notre fioul domestique, il se réjouissait d'avoir fait le plein il y a quelques jours, le petit pavillon propret que l'on habitait aurait sa dose de calories à moindres frais. Je n'ai pas répondu. Je me contentais de le fixer. Il devait y avoir dans mon regard une arrogance insolite car paternel m'a examiné longuement. Je ne baissais toujours pas, alors le Monde a été plié, les demi-lunes rangées, ses petits yeux fonciers m'ont scanné, et, ne trouvant pas d'explication satisfaisante à mon étrange attitude, le paternel s'est inquiété de mon avenir:

– T'as eu des réponses pour ton stage d'été?… Tu veux que j'en parle dans ma boîte?… J'ai de bonnes relations avec les établissements Machepot, tu sais, les pots d'échappement, ils auront besoin de quelqu'un en août… Et là, avec mon offre de stage en poche, j'ai enfin pu enduire le paternel de condescendance onctueuse. Ta petite vie de merde, avais-je envie de lui dire, ton pavillon de merde, ta Volvo de merde, ton Monde de merde, et le reste, de merde également, ne valent rien à côté de la grandeur de la Foulée verte qui m'a admis en son sein. Tudieu, je ne sais pas ce qui m'a retenu.

Je lui ai lancé le mot “générosité” à la figure. Il m'a regardé de ses yeux aspirine. On voyait qu'il ne comprenait pas. J'ai répété: “Générosité.” Plusieurs fois, sur tous les tons. “Tésironégé, quoi!” Je criais presque. Il n'y avait rien à faire. Le service d'une grande cause, le sacrifice du confort personnel pour le bien du collectif, tous les merveilleux altruismes auxquels j'avais accès maintenant, lui ont toujours été impénétrables, et ce n'était pas sa messe du dimanche qui y changeait quoi que ce soit.

– Pourquoi tu t'énerves? a demandé paternel. On a du mal à te déchiffrer. Si tu faisais un effort, tu te débrouillerais, j'en suis sûr. Comment veux-tu réussir tes entretiens d'embauché, si tu t'obstines à massacrer les phrases?

– Et avec les filles ça irait mieux, a enchéri maternelle.

Elle sortait de la cuisine avec un clafoutis.

Cette image du nirvana familial préfabriqué puait tellement à mon cœur que j'ai claqué la porte de ma chambre. Je me suis appliqué à dérouiller mon vélo et je ne suis pas descendu de la soirée. À quoi bon voir leurs têtes fétides? Quand je songeais aux lendemains, à ces grandes responsabilités qui m'attendaient, mon esprit frissonnait de bonheur et les parents disparaissaient de mes pensées.

Je n'ai pas été déçu. Les jours suivants ont été une félicité. La Foulée verte m'a confié de suite des missions valorisantes. J'ai participé à l'organisation de la Journée du vent. J'ai rédigé le texte de notre lettre d'information que l'on a diffusée par courrier électronique. L'imprimerie des autocollants arc-en-ciel m'a appelé plusieurs fois pour des bons à tirer. Je me dépensais sans compter, et comme je ne pensais plus à fumer, ou si peu, je me croyais définitivement sorti de l'ornière. C'est bête à dire mais jamais je n'avais vécu aussi intensément.

Le travail dont j'étais le plus fier, vous vous en doutez, c'était mon rôle de secrétaire. On m'a donné un grand cahier à spirale comme en ont les vrais écrivains, un bic rongé par le stagiaire précédent, une feuille de paye sur laquelle on avait tamponné “écrivain bénévole sans solde” et “handicapé classe 4”, un tabouret pliable que je devais toujours avoir sur moi pour économiser mes forces au cas où un discours d'Ulis s'éterniserait. Je devais le suivre partout.

À l'époque – début juillet – nous étions seuls dans l'immeuble. Nos locaux s'étendaient du premier au troisième, le rez-de-chaussée étant réservé à l'entrée en marbre et à l'ascenseur géant. Il y avait aussi un parking luxueux qui ne nous servait pas à grand-chose car on venait tous à vélo, on avait même pensé à le sous-louer. Un bien joli immeuble qu'on avait! Le patio était enrobé de plantes vertes. Un bassin strié de poissons rouges exhalait une fraîcheur bienfaisante et parvenue. La hauteur sous plafond faisait penser à une cathédrale.

Il va sans dire que l'on s'attache très vite à ce standing. Ulis, qui avait connu la période glorieuse des campings sauvages, quand un sac à dos rempli de prospectus était l'unique bureau du militant, le grand Ulis se laissait aller à savourer la petite musique de nuit qui jouait dans l'ascenseur.

Surtout, l'immeuble était idéalement situé, en plein ventre de notre petite ville, pas loin du marché, un endroit stratégique quand on est à la recherche permanente de bénévoles. C'est bien simple, on ne pouvait le manquer, qu'on allât chez le percepteur ou au supermarché, à l'auto-école ou aux pompes funèbres. Notre drapeau était plus visible que l'hôtel de ville. Ajoutons qu'une étude notariale obèse était à deux pas, ce qui nous procurait des revenus réguliers par le biais de donations et testaments.

La Foulée verte occupait ces murs depuis une année environ, et les affaires marchaient tellement bien qu'Ulis envisageait de postuler pour les deux étages restants, il avait déjà écrit au proprio, lui demandant de nous réserver l'immeuble dans sa totalité à partir de l'automne. On nous avait répondu favorablement, l'immeuble serait à nous, à condition que l'on acceptât une modeste hausse de loyer. On en était au marchandage, et l'affaire s'annonçait plutôt bien, quand tout a basculé.

Un vendredi, fin juillet, il y a eu ce coup de fil.

Furieux, Ulis tournait dans ses mains le combiné du téléphone. À l'autre bout, le proprio faisait des ronds de jambe, comme quoi ce n'était que temporaire, douze à vingt-quatre mois ma-xi-mum, vous verrez tout se passera bio, il ne pouvait tout de même pas garder inoccupés les étages quatre et cinq sous prétexte que l’on mettait du temps à signer. Ils avaient payé d'avance trois mois de loyer, eux, ce qui ne gâchait pas le tableau. Qui ça, “eux”? s'est-on demandé. “Ah, vous serez enchantés, a dit le proprio, c'est des comme vous”, et on a entendu son rire bas de gamme étrangler le combiné. “Ils sont gentils, les gars d'Enfance et vaccin, disait le proprio, ne défendent-ils pas comme vous des valeurs hautement non gouvernementales, surhumaines pour ainsi dire? Vous serez les meilleurs amis du monde!”

Gentils? Mes glandes! On n'allait pas tarder à les voir à l'œuvre.

Le week-end a passé dans les joies estivales, on se serait cru en juillet 1914, la douceur de la paix régnait dans nos cœurs. Samedi, on a manifesté avec succès contre l'élargissement de l'autoroute dans la zone industrielle, et dimanche j'ai fait la quête au marché pour les pingouins de l'Arctique. Mon tronc était lourd, ma tête légère, mon esprit rempli de dévouement considérait la populace avec un mépris pétillant. Comme leurs préoccupations matérialistes me semblaient médiocres! Franchement, s'il fallait choisir entre mener une vie de ménagère ou de pingouin, même de l'Arctique, je n'aurais pas hésité. J'éprouvais un réel plaisir à regarder les gens dans les yeux. Il n'y a pas de meilleur bien-être que le sentiment de supériorité.

Seulement lundi est venu, un lundi d'infortune où la guerre s'est enclenchée.

“À ce moment, tu ne te doutais de rien, Julien?” me demande-t-on avec une naïveté désarmante. “N'y avait-il pas moyen de prévoir la catastrophe?”

J'aurais donné cher, tiens, pour qu'un esprit vînt me souffler à l'oreille: méfie-toi, Julien, surveille l'ascenseur, c'est là que l'affreux mécanisme s'apprête à tourner le premier rouage de la guerre. Prends garde à toi, homme de paix, tu risques d'y laisser quelques plumes!…

Hélas, rien de particulier ne filtrait du destin. On était assis dans la salle de réunion du troisième. On piquait du nez devant l'ordre du jour. Quand soudain, la voix de Celsa:

– Camarades responsables! Camarades gratuits! Ecoutez-moi tous!… On a déscotché notre affiche.

Nous nous sommes redressés, inquiets.

– Grave pas possible!

– Tu t'es trompée…

– Ils ne peuvent pas…

Accoudée au chambranle, Celsa faisait bruisser ses jolies jambes de végétarienne, tandis que son élastique rose tremblait de colère:

– Ils peuvent très bien, les verrues. La grande affiche au pingouin, sur le panneau d'affichage de l'ascenseur, celle que Josas a ramenée de Patagonie, ils l'ont décollée sur tout le côté droit. À la place, ils ont mis un enfant brunâtre.

Ayant communiqué l'abominable nouvelle, elle s'est faufilée parmi l'exécutif et installée dans son fauteuil de vice-présidente.

– Allez vérifier par vous-mêmes, camarades, si vous me croyez pas.

Ulis a levé le petit doigt et Josas s'en est allé en courant. Pendant dix minutes personne ne parlait. On chiffonnait nos crayons nerveusement. On coloriait les “a” de marée et les “o” de noire. J'ai esquissé un pingouin stylisé sur l'ordre du jour. Je n'ai jamais su dessiner. Écrire, d'accord. Écrire, c'est respirer. Mais parler et dessiner ce n'est pas mon truc. Mon pingouin d'Arctique ressemblait à un clystère.

Josas est revenu. À son air consterné on n'a plus eu de doutes. Le regard dans le vague, Josas a dit:

– C'est du classique. Un bidonville en monochrome, à fond perdu. Des toits de tôle, des pneus où jouent des mômes lépreux. Et par-dessus, en surbrillance de désespoir, un enfant brunâtre en incrustation.

Nos sens dégoûtés se sont tournés vers Ulis.

Son visage, déjà très beau d'habitude, est devenu transcendé par les pensées.

Il a fini par lâcher:

– On va discuter.