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– Arrêtez de me mater, pervers débiles, a dit la prisonnière.

Celsa l'a regardée à travers les larmes.

– Qu'est-ce que t'as dit?

L'autre a répété. En ajoutant:

– Vous êtes des monstres, vous et votre écologie de merde.

Celsa s'est levée doucement comme si elle n'en croyait pas ses oreilles. Elle s'est approchée et a attrapé la femme par ses cheveux de consistance non discriminante.

– Et torturer un arbre vivant, ce n'est pas monstrueux, maquerelle?… Et parler ainsi de l'écologie bienfaisante qui lutte pour ton bonheur?… Réponds!

La femme a essayé de lui cracher au visage.

– Tu vois comment elle est, la boule de coton? a dit alors Malabry. Un vrai petit roquet. Julien a bio fait. Surtout qu'il ne l'a pas violée. Techniquement, peut-être. Mais pas au sens spirituel du terme. Au contraire. Il se libérait. Il a triomphé des succubes, le petit. Regarde les restes du paquet de cigarettes.

Le plaidoyer a porté. Un par un, les camarades ont témoigné.

– Elle n'arrêtait pas de jurer, et de dire “putain”.

– Elle a craché dans le cahier à spirales.

– Elle s'est moquée de la condition du handicapé.

– Julien a suivi son instinct.

Quand elle a considéré les faits sous ces angles objectifs, Celsa a lâché les cheveux. Son visage, marqué par les dures épreuves que nous venions de traverser, s'est tourné vers moi. Elle paraissait épuisée.

– C'est bien vrai que tu ne pouvais faire autrement?

– Sur Ulis la tête, ai-je juré mes grands dieux.

– J'aimerai tellement te croire, Julien, a-t-elle soupiré. La guerre est une abomination. La bête qui sommeille en profite parfois pour se réveiller. Seulement… Je me demande s'il n'y a pas eu discrimination de ta part, Julien. À ton corps défendant. Disons, un laxisme moral. En choisissant pour ton combat contre la cigarette un support de couleur cirage, aux origines africaines évidentes, tu as été mortel vite en besogne.

Qu'elle m'accuse de racisme a heurté ma sensibilité. J'en aurais chialé.

C'est encore Malabry qui nous a tirés de l'embarras.

– Il y a des femmes plein le troisième, a-t-il dit, et son regard un peu lourd a labouré la prisonnière. On n'a qu'à descendre pour établir l'égalité. Y a pas de raison! Une Noire, une Blanche!

– J'ai repéré une beurette, a enchéri un bénévole timidement.

À ce moment, on a entendu un grand HOURRA! La porte du cinquième venait de céder.

Aussitôt Celsa s'est précipitée dans les escaliers. Elle ne pouvait manquer cette victoire. Elle l'avait méritée, nous le comprenions, mais nous restions sans réponse. Pouvait-on nous blâmer s'il nous a semblé que sa retraite équivalait à une autorisation tacite?

– Allons-y, les gars, a dit Malabry. Montrons que la discrimination n'est pas au programme de la Foulée verte.

L'argument m'a paru censé. Je ne voulais pas qu'on me marie à tort et à travers avec ces mots qui font maclass="underline" ségrégationnisme, apartheid, xénobrun. Surtout pas Celsa. J'ai donné les clés. Clopin-clopant, ils sont descendus au troisième, traînant en eux leurs démons intérieurs. Je leur ai souhaité bonne chance dans ce combat difficile.

Ceux qui n'ont pas été à la guerre ne peuvent pas comprendre. La mayonnaise prend dans l'instant. Libération pulsionnelle cataclysmique, disent les psys. L'envie de briser le miroir. S'il y a eu défoulement c'est qu'il y a eu refoulement. C'est mathématique. Et qui est responsable du refoulement, je vous le demande, sinon la société et ses émanations hypocrites?

D'en bas montaient déjà les râles radieux de mes camarades.

Du cinquième descendait sur moi le clapotis serein de la revanche. Nos troupes d'élite ne laissaient aucune chance ni aux hommes ni au matériel. Dans la bonne humeur, ils endettaient les bureaux, pillaient les ordinateurs, fracturaient les bras, déchiraient brochures et cartes postales.

Enfin, ils ont mis la main sur la cheftaine. Elle s'était cachée derrière la machine à café. Alors ils l'ont cernée et ils ont chanté.

Ulis lançait chaque phrase, qui était reprise en chœur par cinquante gorges fïères.

Une famille de q'cins se cache dans le fossé, Maman donne le sein au bébé. Dans mon avion je suis passé,

Du napalmeuh j'ai balancé. Le napalm colle à la peau de bébé.”

Et vlan! la cheftaine contre la machine à café. Et crac! ses vêtements déchirés. Et fizzz!

Au quatrième, en sandwich entre les deux boucans, je savourais leur swing jazzy, et je levais un verre imaginaire à la gloire de notre victoire. Quel moment mémorable!

J'étais de nouveau seul avec la femme. Je lui ai donné quelques coups de pied pour qu'elle comprenne bien qui était le maître. J'étais heureux. La cigarette ne venait plus me hanter. Voilà le résultat concret de la Foulée verte, me disais-je. J'avais beau toucher la femme, je ne ressentais aucun symptôme de manque de nicotine. Le soulagement!

Quand je l'ai enjambée pour la deuxième fois, bien que ma position ressemblât à la chevauchée d'un cow-boy sur un pur-sang lusitanien à robe noire, je n'ai eu aucune réminiscence désagréable.

C'est ainsi que j'apparais sur la photo la plus compromettante. J'ai un sourire béat. Peut-être même ai-je pris le premier flash pour une sorte de consécration, comme si Cronos lui-même avait voulu immortaliser cet instant. Ensuite, pendant que les crépitements s'intensifiaient, j'ai compris ma méprise, et j'ai cherché à me dégager de la chair. On me voit les bras ballants, et le reste. La femme a un visage de haine. Sur l'une des photos, ses lèvres sont comprimées en cul-de-lampe, on dirait qu'elle me lance un gros mot. Ces images sont plutôt glauques. Je n'ai jamais été photogénique.

Les journalistes avaient l'air de types ouverts. Il y avait François, Guillaume et d'autres que je ne connaissais pas. Voir des visages familiers, appréciés d'Ulis, m'a rassuré. J'ai essayé de leur expliquer notre démarche. Ils m'ont écouté avec attention. On voyait qu'ils ne comprenaient pas tout à cause de mon bégaiement, mais la portée de la Foulée verte les intriguait. La femme au passé africain les a insultés copieusement. Ils l'ont enregistrée, elle aussi. J'ai parlé de guerre, et l'intérêt s'est allumé sur leur visage. Ils me faisaient répéter plusieurs fois, ils voulaient savoir s'il y avait des morts.

J'ai dit que je ne le pensais pas, car on ne meurt pas de nos jours avant d'avoir atteint l'âge limite. C'était de l'humour pour détendre l'atmosphère.

Ils ont rigolé.

– Les enfants du Sahara meurent comme des mouches, a protesté la femme.

Décidément rien n'arrivait à la décrasser de son idéologie, celle-là. Les journalistes ont pouffé. Ils avaient l'air de s'intéresser vraiment. De bons journalistes, en somme. Alors je leur ai conseillé de monter au cinquième.

En s'éloignant dans l'escalier, ils s'extasiaient à mi-voix:

– Sensationnel!…

– Il a eu raison de nous appeler…

– Faut qu'on lui fasse une fleur pour la prochaine de “Paroles d'ONG”…

Leurs appareils enregistreurs marivaudaient.

Alors un premier nuage s'est faufilé dans mon esprit. Je n'y ai pas prêté attention, jusqu'à ce qu'un grand silence s'installe là-haut, comme si quelqu'un venait de mourir. On n'entendait plus que les plaintes des blessés, auxquelles se mêlaient, venant du troisième, des agonies de plaisir.

La voix d'Ulis s'est élevée dans notre immeuble, une voix de jugement dernier, comme je ne lui avais jamais entendue, terrible colère où chaque mot se découpait en grondement:

– Mais!… Qui!… Vous!… Que!… Vous!… Sortez!…

Face à sa prestance, les journalistes n'en menaient pas large.

– Ben, bafouillaient-ils, vos collègues… Handicap demain nous a dit… tout ça…

– Arrêtez de filmer, bon sang! hurlait Ulis. Dehors!

J'ai entendu leurs pas précipités qui chatouillaient les marches. Leurs visages livides montraient un curieux mélange d'excitation et de crainte.

– Faut prévenir… Prime time… La chaîne…

– Oh, oh, oh.

– Au troisième, c'est pas mal non plus…

– Ah, ah, ah.

Comme ils passaient devant moi, j'ai eu droit à quelques éclairs supplémentaires.

Soudain Ulis a surgi dans leur dos. À son expression j'ai compris qu'on avait un problème.

– Messieurs les journalistes, leur a-t-il crié, excusez-moi pour tout à l'heure…

J'ai remarqué que sa voix avait une cassure.

– J'ai du matos pour… On va écraser TF1… Mais oui… Guillaume, François, vous m'êtes… Venez dehors, je vais vous montrer… Ça vous intéresse des morts véritables?… Vous tombez bio!… Je connais un coin… Derrière le parvis… À cinq mi… Vos ennemis de TF1 seront… Car vous en avez vous aussi, des ennemis, hein… Je vais vous parler de la guerre.

Par ces paroles mielleuses, il les entraînait dehors.

Bien des jours plus tard, j'ai compris le sens de sa manœuvre. Il voulait les éloigner le plus possible de l'immeuble. Qu'on ait le temps de se sauver. Qu'ils aient le moins d'images. Il savait déjà, le grand Ulis, que les mini-bourgeois récupèrent toujours les images à leur avantage. Ils ne regardent jamais au-delà de ce qu'on leur montre. Leur confort quotidien est la ligne d'horizon qu'ils ne dépasseront jamais. C'est pour cela qu'ils seront toujours imperméables à la Foulée verte, ces minables.

Une dernière fois, Ulis s'est retourné. J'ai vu une larme couler vers son menton.

– Dispersez-vous! m'a-t-il chuchoté. Immédiatement!

Et il a fait un geste de la main comme s'il chassait un nuage de moucherons.

Je n'ai pas compris tout de suite, le temps que je rassemble mes esprits, j'étais fatigué et ça s'est passé tellement vite. Faut dire aussi qu'il n'y avait pas de commandement à proximité. Celsa était au cinquième. Je n'avais personne pour me guider. Pouvais-je laisser la femme sans surveillance pour aller chercher un conseil? J'ai bien essayé d'appeler Malabry, il ne m'entendait pas, il avait ses chats à fouetter. J'étais seul et désemparé. Je n'exclus pas que j'aie eu à cet instant quelques pensées pâteuses contre la femme, mais je n'ai pas eu envie de fumer.

Ds sont arrivés dix minutes plus tard.

Ils m'ont plaqué au sol et j'ai eu droit aux menottes, moi aussi. J'ai essayé de crier qu'il y avait malentendu. La femme au passé africain criait, elle aussi, et c'étaient des paroles d'intolérance.