La maternelle, elle, se méfiait de l'Eglise, du curé surtout, car on le savait hostile au préservatif. Or il y avait un refrain que maternelle me répétait assez, dès que j'en ai eu l'âge, un refrain qui tenait aux risques de l'acte non protégé. Les martingales féminines étaient remplies de virus en embuscade. Ils attendaient que j'y mette les pieds, si je puis dire, pour me saisir à la gorge. C'était son obsession. Elle a grandement contribué à m'aseptiser.
Si seulement paternel avait eu la même persévérance avec la cigarette. Mais non. Paternel ne m'a jamais dit d'arrêter. Laxiste, il se contentait de sucer sa pipe, en me laissant m'enfoncer dans les Cow-boys. Moi, son propre fils. Parfois maternelle protestait. La fumée imprégnait ses rideaux et la cendre s'incrustait dans les tapis. Elle n'en pouvait plus de lustrer le cendrier. Elle demandait au paternel d'intervenir. Aussitôt il montait sur son cheval. La liberté! déclamait-il. Le libre arbitre! Notre enfant doit choisir par lui-même! Comme si cette pseudoliberté laissée à la cigarette pouvait masquer le carcan imposé par la société sur tous les autres aspects de la vie. Peut-être voyait-il dans l'épaisse fumée du salon, qui faisait tousser maternelle, le seul lien familial qui nous unissait encore.
Il n'était que temps de le rompre. Quand je suis sorti de chez Ulis, j'avais en moi, comme un kyste, la ferme résolution de ne plus fumer.
Le soir venu, j'ai pris le bloc de Cow-boys, et je me suis appliqué à l'écraser avec le talon de ma chaussure, passionnément, jusqu'à ce que le tabac giclât comme fiente de pigeon. Sales cigarettes made in USA, pensais-je, jamais plus vous ne me ferez de mal! La rage que j'avais!
Au lever, j'ai ressenti les tiraillements du manque. J'avais tellement envie d'une taffe que j'ai cru que j'allais trépasser. D'un regard sombre j'ai contemplé les entrailles des Cow-boys qui nageaient au fond de la corbeille. Mes mains tremblaient. Ramasse donc un peu de tabac, me disait une voix doucereuse (curieusement elle avait l'intonation de la cheftaine Enfance et vaccin), tu t'arrêteras demain. Une autre voix, ferme et froide, me commandait de partir immédiatement chez la Foulée verte. Rappelle-toi tes belles résolutions d'hier, tonnait-elle.
J'ai concentré ma volonté pour n'écouter que cette deuxième voix-là, que je savais être la voix du salut. Sans autre petit déjeuner qu'un déca, je me suis dépêché de quitter mon logis où je risquais de succomber à la tentation. J'ai attrapé mon vélo, et j'ai pédalé, pédalé! Les dieux devaient être à mes côtés, ou le feng shui, car à aucun moment mon regard n'a croisé celui d'un café-tabac.
Le souffle court, je suis arrivé au bureau. Notre drapeau vert m'a fait l'effet d'un clairon de cavalerie. Je me suis précipité dans l'immeuble. J'étais sauvé.
J'ai repris mon souffle à côté des poissons rouges. Les bénévoles du matin passaient devant moi, pressés de gagner les étages. Ceux de la Foulée verte me saluaient d'un simple “yo!”, frais et direct, ou d'un “yo, Julien” s'ils se souvenaient de mon nom, ce qui n'était pas évident car je n'étais que stagiaire d'été. Ceux d'Enfance et vaccin, ces gosses de riches, ne me voyaient même pas, comme si j'étais un abribus. Ils se roulaient entre eux des bonjours à la brillantine, la politesse bourgeonnait, on aurait dit des cadres sup, mais moi je sentais toute l'hypocrisie de leur petite nature et je bouillonnais. Vous vous croyez civilisés, les apostrophais-je dans ma tête, mais votre blabla n'est que du vent aux bronches, vous n'êtes qu'une bande d'abîmeurs d'affiches, pas respectueuse du travail d'autrui. Vous êtes, ligue de fumiers, très, très loin de la Foulée verte.
Sur ces pensées, l'ascenseur m'a appelé. Je suis entré. J'ai vu notre pingouin amoché et mon sang a fait un looping, et le déca a crié dans mon ventre vide.
Ça s'est produit dans l'instant. J'ai sorti un gros feutre. Entre les jambes de l'enfant brunâtre j'ai dessiné un phallus. J'y ai adjoint deux sphères poilues, remplies de vitalité chaude à ras bord. Ça te fait les pieds, tiens, lopette! avais-je envie de crier. Puis, sur sa face de dioxine, comme ses yeux suppliants étaient mortel demandeurs de tendresse, j'en ai dessiné un autre, le chinois en pleine gueule. J'allais ajouter quelques mots salés quand l'ascenseur a bipé: j'étais au troisième.
J'ai serré les mains des camarades, j'ai fait des bises. Je me sentais soulagé. Ma tension s'était évacuée par le dessin. Je faisais des blagues, j'étais enjoué.
J'ai croisé Celsa, plus sombre que d'habitude. Elle a dit:
– T'es gai comme un gratuit d'été. Si l’on pouvait avoir ton détachement!
J'ai été déçu qu'elle me parle sur ce ton.
– L'ennemi de bonne écologie l'humeur la Foulée verte n'est bio en rien.
– Mais ouais, cause toujours, a grommelé Celsa. C'est pas toi qui te tapes l'industriel des pots d'échappement.
Et comme on parlait du loup, le voilà qui est apparu à notre étage, le blazer dégarni, la cravate coincée, les chaussures d'un pétrole de catafalque. Un vrai petit uniforme de patron de PME. Nous qui étions plutôt jeans-poncho-baskets, on le regardait avec des yeux d'oiseaux.
– Nous avions rendez-vous, a dit l'industriel de sa voix posée de maître du monde.
Rien qu'à son intonation, je le détestais déjà.
– Et comment! a fait Celsa en levant discrètement les yeux au ciel. Venez dans mon bureau. Ah, je vous présente Julien. C'est notre stagiaire. Il prendra des notes.
On s'est installés dans les poufs. Celsa s'est mise en lotus. Maladroitement j'ai essayé de l'imiter et je me suis fait mal aux articulations. En guise de compensation, mes yeux ont frôlé sa jambe. Bien malgré eux, ils ont suivi le galbe (dont je ne dirai pas s'il était merveilleux, ou joli, ou attirant, ou envoûtant, car en ce moment je suis libre de pensées sexistes), et pendant une fraction de seconde, j'ai cru observer le papillon blanc de la petite culotte. Tout de suite, j'ai eu envie de fumer.
L'industriel, lui, est resté impassible. Le cul dans son pouf, il a ouvert sa serviette de cuir aux reflets fascisants, d'où il a tiré une enveloppe.
– Votre organisation nous a fait parvenir cette missive recommandée, dont je ne saisis pas le pourquoi du parce que.
À sa manière d'articuler le mot “organisation”, on voyait déjà qu'il ne nous portait pas dans son cœur, le pollueur.
– C'est un pacte de non-agression, a expliqué Celsa. Vos pots d'échappement menacent la planète. Des millions de particules de gaz carbonique sortent de vos produits chaque seconde, et vous ne faites rien.
– Par le dragon saint Georges! s'est offusqué l'industriel. Ce sont les automobiles qui polluent! Nous, au contraire, on est là pour filtrer.
D'ailleurs, grâce à notre nouvelle technologie rhodium sur céramique, nous avons réduit le nombre de micro-particules nocives d'un facteur deux virgule trois, sans compter le plomb…
– D'abord, je vous demanderais de ne pas afficher vos croyances religieuses en public, c'est contraire à l'esprit Foulée verte. Il y a ici de jeunes oreilles – elle m'a désigné du menton – qui vous écoutent. Ensuite, vous ergotez. Des polluants sortent-ils, oui ou non, de vos pots? Il a plié l'échiné, accablé par la logique implacable.
– Vous n'êtes pas en mesure de discuter, a conclu Celsa. Nous avons un dossier sur vous.
Il peut être transmis à la presse locale à n'importe quel moment. Et ce n'est qu'une étape. On peut aussi envisager une manifestation devant votre usine, ou, pourquoi pas, un boycott…
La cravate de l'industriel coulait dans le pouf.
– Allons, tout n'est pas pétrole. En un sens, nous sommes de votre côté. Nous voulons vous aider à faire des choix plus respectueux pour la planète. Faites preuve de bonne volonté. On peut négocier. Justement, on cherche des partenaires financiers pour la prochaine Journée du vent…
Il y a eu une pause un peu gauche.
– Loin de moi l'idée de vous forcer la main, mais comprenez que le pacte de non-agression est entièrement à votre avantage: pour une modique contribution volontaire, déductible de vos bénéfices, donc non imposable, vous êtes couverts par la charte de la Foulée verte, ce qui n'est pas rien. Vivez-le comme une assurance.
L'industriel a grimacé saumâtre. Il semblait résigné.
– Et si vous prenez l'option “gold”, vous pourrez même apposer notre mascotte du jour, le pingouin, sur vos brochures commerciales. Imaginez: “Machepot – Partenaire de la Foulée verte pour une planète plus propre.” Un argument commercial non négligeable. Bien sûr, c'est un investissement.
Incapable de parler devant tant de perspectives alléchantes, l'industriel a juste fait un mouvement de la tête qui ressemblait à une convulsion. Sans doute avait-il besoin de plus de temps pour saisir les avantages de la formule gold. Celsa n'a pas insisté. Elle a tendu le pacte standard. L'industriel a sorti son stylo de parvenu, un énorme cylindre goudron, et il a paraphé d'une main un peu raide.
Il allait partir.
– Et le petit acompte?
L'œil vitreux, il a tiré le chèque.
– Et un petit sourire? a insisté Celsa avec une intonation de potache.
Elle cherchait à détendre l'atmosphère, mais sa tentative a glissé sur la veste de l'industriel. Le visage cireux n'a pas bougé.
Puis on l'a raccompagné. Il a refusé de nous serrer la main. Ses chaussures bitume ont claqué des talons sur le pas de l'ascenseur.
– Je ne le sens pas, ce type, a commenté Celsa. Est-il concevable d'aimer son argent à ce point?
– Sam Sam oncle, ai-je dit, car je savais que cela lui ferait plaisir.
Elle m'a souri, et pour la première fois j'ai cru déceler dans son expression les prémices de l'amitié. Y avait-il aussi – j'ose le mot – un brin de coquetterie? Toujours est-il que l'envie de fumer est revenue d'un coup. J'ai serré mes poignets.
– Enfin, ça nous fait quand même un contrat de plus. Allons l'accrocher au tableau d'honneur.