Il faut rappeler qu'avant l'arrivée des vaccins, on avait le parking pour notre usage exclusif. On avait pris l'habitude de laisser les vélos près de la sortie, dans les rectangles destinés aux voitures. C'était mieux éclairé et l'on se sentait moins à l'étroit. Les vaccins, eux, venaient en voiture, pour la plupart.
Ce jour-là, ils ont voulu récupérer ce qu'ils considéraient comme leur territoire de droit (peut-on être aussi mesquin, franchement, alors qu'il y avait de la place à profusion) et ils ont poussé nos vélos jusqu'au coin le plus sombre, où de l'eau d'infiltration avait créé une mare artificielle. Vous pensez peut-être qu'ils les avaient pris un par un, au moins, pour ne pas abîmer les chromes, ou rayer le métal? Va mourir! Le vélo de Malabry avait été traîné sur de l'asphalte rugueux, des rayons étaient tordus, un pneu était à plat et la sonnette pendait comme une suppliciée. La sacoche, qui contenait des documents vitaux pour l'organisation de la Journée du vent, était imbibée d'eau.
– Un Peugeot tout neuf!
– Ah! les sarcomes!
– Le tout pour garer des voitures de beauf!
On était furieux.
Ulis a convoqué le conseil de sécurité. On a discuté des représailles que l'on était en droit d'effectuer. Celsa a pris la parole.
– Ne vous méprenez pas. Le parking est un endroit stratégique pour notre immeuble. De nombreuses lignes de soutien y passent (évacuation des eaux, compteur électrique, prise de
terre, etc.). N'oublions pas qu'il représente une deuxième entrée possible. On ne peut laisser le contrôle du parking aux vaccins sous le seul prétexte qu'ils ont des voitures. C'est parce qu'il avait négligé l'Afrique du Nord qu'Hitler a perdu la guerre.
– Nous aussi on pourrait avoir des voitures, a murmuré Malabry en regardant piteusement sa pompe amochée.
Les regards sombres des camarades l'ont vite rappelé aux réalités de la Foulée verte.
– Non, a confirmé Ulis. Nous avons des principes éthiques, nous. La voiture est l'ennemi du collectif des organismes vivants. Nous prendrons un autre chemin. Pour commencer, nous ferons du taï-chi-chuan.
Comme on sortait du bureau, Celsa m'a expliqué:
– Le taï-chi-chuan est une discipline où l'on maîtrise ses flux d'énergie. Pour être bio dans son corps. Tu verras, ça relaxe. On voit le monde positivement. On trouve une place dans le cosmos.
Les bénévoles se sont déployés dans le couloir. On s'est mis en rectangle, à deux coudées environ les uns des autres. De partout, on a entendu le craquement des articulations. J'observais attentivement les gestes des camarades expérimentés et j'essayais de les imiter.
Le taï-chi-chuan ressemble à de la danse sur place, mais sans autre musique que celle de l'harmonie du geste. Les mouvements se font au ralenti. Il est très difficile de ne pas perdre l'équilibre. Il faut penser à respirer et rester humble.
La première figure que l'on a faite s'appelait le “singe”. Il fallait repousser l'animal qui tentait de prendre place en nous, en le faisant fuir d'une rotation déliée du poignet. Ulis commandait.
– Va-t'en le singe!
Et en effet, au bout d'une dizaine de minutes de pratique, on sentait la souplesse arriver, une certaine maîtrise de soi, comme si l'on flottait entre faux plafond et moquette. Pour la première fois, j'ai eu l'impression d'accéder à mon alchimie intérieure.
Ulis nous a laissés souffler. Le deuxième mouvement s'appelait la “guêpe”. Et là, on est entrés dans le cœur du sujet.
– Josas, les clous!
Chacun a pris un clou de menuisier dans la main droite. Il fallait lever doucement le bras, un mouvement imperceptible, presque inexistant, jusqu'à ce que l'acier devînt une extension du corps, le dard de la guêpe. À cet instant, il était primordial d'éviter le péché d'orgueil. Ce n'était pas parce que l'on avait réussi ces quelques déplacements simples que l'on avait tout compris du taï-chi-chuan.
La guêpe était un mouvement d'inspiration guerrière, car aussitôt après, Ulis a crié:
– Et maintenant, au parking!
Nous sommes descendus, clous en main.
Il était une heure, les vaccins étaient sûrement au réfectoire, où ils mangeaient de la viande, ces primates, ce qui leur garantissait une digestion difficile, faite de bâillements et de transit ralenti, on ne risquait pas d'être surpris. Toutefois, pour ne prendre aucun risque, Ulis a fait poster une sentinelle aux abords de l'escalier. Il a ordonné:
– Neutralisez-moi la vidéo surveillance.
Aussitôt Saint-Cyr, qui était le plus grand d'entre nous, a déplié son bras et bouché la caméra avec un autocollant arc-en-ciel.
– En position!
Les pieds glissaient naturellement vers la voiture d'un vaccin. La mienne était une Roland-Garros minable.
J'ai plié les genoux. Me voici au ras de l'asphalte. Le pétrole du pneu m'a jaugé de son regard mat. Plus pour longtemps.
– Tous ensemble!
Le dard s'est abaissé. Un court mouvement horizontal a suivi, juste au-dessus de la jante. Je me suis aidé du talon. La voiture a émis un grognement et s'est affaissée. Le sapin déodorant accroché au rétroviseur a courbé l'échiné. Paternel en avait un semblable dans sa Volvo chérie. Je me suis réjoui.
Je n'étais même pas fatigué.
Le pied droit a fait un écart et le dard a changé de main.
J'ai recommencé la procédure sur l'autre pneu, et bientôt la Roland-Garros était à genoux, elle priait ses dieux invisibles, elle y mettait tout son espoir d'automobile mourante.
Par-dessus le chuintement, Ulis a crié:
– On leur fait l'hippopotame!
La figure de l'“hippopotame” consistait à se laisser tomber de tout son poids sur le capot d'une voiture pour y laisser une flétrissure.
“Dis donc, Julien, à aucun moment, tu ne t'es rendu compte que c'était du vandalisme?” me demande-t-on parfois quand j'arrive à cet endroit du récit. “Toi, un garçon de vingt-cinq ans!”
Stop. On arrête de dramatiser. Notre geste était avant tout symbolique. Les dégâts étaient limités. Quelques pneus, quelques carrosseries. On aurait pu casser des pare-brise, voler des autoradios, que sais-je encore. On ne l'a pas fait. La voiture ne mérite pas mieux, pourtant. Quand on pense au nombre de morts sur les routes.
Vous oubliez aussi le comportement inqualifiable des vaccins. Ce n'était pas une question de vélos. Peu importe les vélos, après tout ce ne sont que biens matériels. Mais songez à la lâcheté morale qu'il faut avoir pour se plaindre à un propriétaire. Ils n'avaient pas cherché à diminuer leur loyer, ce qui aurait été légitime. Non, c'était le nôtre qui les préoccupait, trop petit qu'il était à leurs yeux. Vous voyez leur nature nocive? Et vous voudriez les protéger? Non mais franchement! Un hippopotame lapidaire était la seule réponse digne que l'on pouvait opposer à leur violence.
Ulis a montré l'exemple. On l'aurait dit inapte à l'hippopotame, lui qui était plutôt maigre. Pourtant, après l'exercice, on a dû admettre que ses flétrissures étaient les meilleures, et de loin. L'harmonie intérieure de cet homme était tout bonnement stupéfiante.
– Quand il est en forme, il est capable d'arrêter son cœur, m'a soufflé Celsa avant de se laisser tomber sur le capot d'une Mégane.
Dans sa chute, j'ai aperçu la naissance des cuisses (qui était également celle des fesses), et ma main a touché machinalement la poche revolver où je mettais d'habitude mon paquet de Cow-boys.
Je n'ai pas eu le loisir d'étudier plus avant ce sentiment de manque préoccupant car on a entendu le “ya!” d'alerte de la sentinelle.
– Pas de panique! a dit Ulis. Plan de repli par l'ascenseur. Josas, tu bloques l'accès à l'escalier. Exécution!
En bon ordre, par paquets de dix camarades, on s'est dépêchés de monter.
– Et nos vélos? a demandé Josas. On les laisse ici, à leur merci?
Alors Ulis nous a gratifiés de sa voix succulente:
– Bienheureux le général qui sait où l'ennemi attaquera.
On a médité cette vérité le temps de trois battements de cœur, puis Saint-Cyr a enlevé l'autocollant arc-en-ciel, et nous avons quitté les lieux de notre première grande bataille.
Un peu plus tard dans l'après-midi, nous avons appris que nos vélos avaient été exploses.
– J'espère qu'ils se sont déchaînés, a dit simplement Ulis. Quand la libération d'aigreur se fait sans méthode, des troubles sont à craindre à moyen terme pour l'équilibre de l'organisme. Ils auront des indigestions, des insomnies… J'y pense, on doit pouvoir récupérer la bande de la vidéosurveillance. Si jamais les vaccins veulent nier l'évidence…
Il a levé l'auriculaire.
Aussitôt Saint-Cyr s'est mis en chasse, avec sa productivité habituelle, son pragmatisme. À peine une heure plus tard, il nous ramenait une cassette.
– Mission accomplie. La société de surveillance s'est ouverte à mes arguments. Elle ne veut pas d'ennuis. J'ai pu obtenir une copie de la tranche 14 h-15 h. C'est du joli. On entend bio les hurlements d'intolérance ainsi que les carillons de nos sonnettes que l'on casse. L'ennui c'est qu'ils ont mis du sparadrap sur la lentille. On ne voit pratiquement rien.
Déçu, il l'était, le grand Ulis.
– Les ténias! jurait-il. Ils ne sont pas nés de la dernière. Que cela nous serve de leçon. Ne jamais sous-estimer son ennemi.
– On les a privés de leurs engins polluants, c'est déjà ça, a remarqué Celsa. Leur mobilité est maintenant réduite.
La nôtre l'était également. Le soir, je suis rentré à pied. Deux kilomètres cinq cents jusqu'à l'hypermarché, puis encore deux kilomètres par la nationale. J'en ai profité pour réfléchir à ces formidables choses que j'avais apprises, du taï-chi-chuan à l'art du commandement. Cependant, un événement en particulier m'obsédait. Ce que j'avais vu de Celsa était très troublant. Je ne sais pas si c'était l'air frais ou quoi, mais je sentais en moi des élans étranges, une force chamallows, et ces images, ô combien attirantes, me tiraillaient. Je savais pertinemment que mes envies ne devaient pas être compatibles avec la Foulée verte, car je désirais la femme pour son physique et non pour son intellect, et j'avais un peu honte.
Pour me calmer j'ai acheté un paquet de Cow-boys. Je ne voulais pas en fumer, non. En réalité, si, mais pas au point de rompre ma promesse à Ulis. J'ai combattu une faim par une autre.
L'astuce a très bien marché. Parvenu chez moi, je suis resté longtemps à regarder ce paquet qui m'inspirait convoitise et dégoût. Plus je le regardais, plus la femme s'estompait devant les Cow-boys. Elle se fondait dans leur cavalcade comme deux couleurs qui se mélangent.