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En dépit de l'âge - s'il n'était pas octogénaire, il ne devait pas en être loin - il se tenait droit comme un i dans une pose pleine d'arrogance qui prévenait contre lui, même s'il arborait un sourire révélant quelques absences fâcheuses dans sa denture. Un sourire qui n'atteignait pas les yeux glacés rivés au seul Olivier.

- La bienvenue au nom du Christ, mes frères, laissa-t-il tomber. On me dit que vous êtes un Courtenay. Il se trouve que j'en ai beaucoup connu au long de ma vie, aussi ne serez-vous pas surpris que je demande quel Courtenay ?

- De Terre Sainte où sont nés mes pères, répondit sèchement Olivier que cet accueil un rien inquisitorial n'enchantait pas. Il n'était pas d'usage qu'en recevant un visiteur on s'inquiète ainsi de sa parentèle, aussi ajouta-t-il : « Pouvons-nous savoir à notre tour de quel nom nous devons saluer le maître de cette maison ? »

Venant d'un simple chevalier, c'était assez insolent mais le Commandeur n'eut pas l'air de s'en offusquer :

- Je suis frère Antonin d'Arros, fit-il d'un ton négligent.

Le centre de son intérêt se déplaçait vers le chariot et son contenu. Tandis que les visiteurs mettaient pied à terre, il approcha suivi de son chapelain et de deux chevaliers qui venaient le rejoindre. Il ordonna que la bâche fut levée et contempla un moment le grand cercueil d'un air songeur tandis qu'Hervé d'Aulnay, sans attendre les questions qu'il sentait venir, se hâtait de lui présenter brièvement le prétendu occupant. Finalement frère Antonin remarqua :

- Ce frère Martin a dû être un personnage très exceptionnel pour lui accorder une faveur aussi... étrange ? t'habitude ne veut-elle pas qu'un Templier soit inhumé au lieu de sa mort ? A condition évidemment qu'il y ait eu consécration du sol.

Le ton faussement bonhomme, voilant mal une curiosité déplacée parce que au Temple il n'était pas convenable de poser tant de questions à l'hôte de passage, déplut à Olivier au point que, s'enfermant dans le silence, il laissa son compagnon poursuivre le dialogue.

- Exceptionnel est le mot, dit celui-ci avec une bonne humeur pleine de révérence. Il faut qu'il en soit ainsi pour que Sa Sainteté ait daigné nous faire tenir un bref autorisant son retour dans sa terre natale avec tout ce qui servait à ses importants travaux. C'était un très grand savant...

- Fort bien ! En ce cas, nous allons le faire porter dans la chapelle afin que nos frères puissent lui rendre hommage.

- Je crains malheureusement que ce ne soit pas possible. Il nous a été enjoint de ne déplacer le cercueil qui est très lourd qu'à destination. Aussi devons-nous en assurer la veille de nuit en nous relayant, frère Olivier, frère Anicet et moi.

- Mais pourquoi ?

- Nous l'ignorons, coupa Olivier, et ne voulons pas le savoir. Nous obéissons comme il se doit aux ordres qu'on nous donne, sans les discuter.

Le ton était bref, tranchant. Antonin d'Arros n'insista pas. Le chariot fut conduit sous un auvent proche de la chapelle et les chevaux à l'écurie, après quoi les voyageurs furent invités à partager le repas du soir. Il était tard. Ils se hâtèrent de faire quelques ablutions et d'ôter autant que possible la poussière de leurs vêtements : il était prescrit par les règles templières de ne prendre la nourriture que proprement vêtu. Puis, à l'appel de la cloche, un frère les conduisit au réfectoire où deux tables conventuelles, couvertes de nappes blanches, attendaient les convives. Chaque place était marquée par une écuelle, un hanap, une cuillère à laquelle s'ajouteraient le couteau que chacun portait sur lui et un gros morceau de pain. Comme dans tous les couvents il y avait une petite chaire où s'asseyait un frère. Ils allaient à tour de rôle lire à haute voix quelque texte des Saintes Ecritures pendant le repas au cours duquel le silence était d'obligation.

Les Templiers s'alignèrent donc dans leurs tuniques blanches et attendirent, debout, que le chapelain, placé à la droite du Commandeur qui tenait le haut bout, eût dit le Bénédicité suivi du Pater Noster. Ensuite chacun s'installa, les nouveaux venus proches du maître de céans - à l'exception de frère Anicet qui assumait la première garde du chariot -, on tira son couteau pour trancher le pain bien proprement comme on le ferait des viandes, la règle que l'on appelait les « Egards » prescrivant que chacun laisse pour les pauvres une partie de sa nourriture. Le lecteur ouvrit son livre qui était ce jour-là les Actes des Apôtres et les serviteurs apportèrent les grands plats d'étain contenant les viandes et les légumes, tandis que d'autres remplissaient les hanaps de vin, d'eau ou des deux à la fois.

Habitués de longue date à un rituel faisant une large part à la réflexion, les voyageurs trouvèrent tout naturellement leur place au sein de cette communauté méridionale, plutôt satisfaits d'échapper ainsi pour un temps aux questions de leur hôte. De même ne s'étonnèrent-ils pas d'une circonstance qu'ils rencontraient pour la première fois : accroupi à terre près du siège de frère Antonin, un homme recevait de lui des morceaux de pain ou autre nourriture qu'il lui jetait négligemment comme à un chien. Ils savaient que c'était là une pénitence pour une faute relativement légère comme s'être mis en courroux contre un frère ou s'être montré distrait pendant la récitation des heures ou autre manquement bénin aux devoirs quotidiens. Le coupable - un jeune frère d'une vingtaine d'années - faisait montre d'ailleurs d'une humilité tout à fait satisfaisante.

Le souper des chevaliers terminé, Hervé partit relever Anicet pour qu'il pût prendre sa part du second service destiné aux écuyers et aux sergents, tandis qu'Olivier et les autres se rendaient à la chapelle pour les dernières prières du jour consacrées à Notre Dame, après quoi on allait se coucher. Olivier prit avec une sorte de soulagement sa part de cet office. Depuis son arrivée à Richerenques il ne se sentait pas à l'aise et, vouant une dévotion particulière à Madame Marie, il lui était réconfortant de se réfugier dans un rituel qu'il aimait. Aussi pria-t-il avec plus de ferveur encore que de coutume pour essayer de se libérer de cette sensation de malaise, inhabituelle chez lui.

En joignant sa voix à celles de ces frères inconnus, il y réussit parce qu'il retrouvait l'indicible sensation de se fondre dans un chœur désincarné voué entièrement, comme celui des anges, à célébrer la gloire divine de la plus pure façon qui soit : en la chantant, le thème musical exaltant par sa beauté la ferveur des paroles. Ce fut donc détendu et apaisé qu'il sortit de la chapelle pour rejoindre ses compagnons afin de veiller et dormir avec eux dans la paille qu'ils avaient demandée et obtenue sans trop de difficultés. Mais, sur son chemin, il rencontra un sergent qui lui demanda, avec la plus grande courtoisie, de vouloir bien le suivre chez le Commandeur. Et le bienheureux état de grâce s'envola. Décidément il n'aimait pas cet homme et, encore sous l'influence de la cérémonie, il se le reprocha aussitôt. Après tout, ce n'était pas la faute de frère Antonin si son aspect physique avait tendance à prévenir contre lui et ce fut d'un pas résigné qu'il suivit son envoyé. Celui-ci le conduisit à l'étage d'une des tours dans une salle où sur des rayonnages s'entassaient des rouleaux de parchemins et des livres plus ou moins en ordre autour d'une table, chargée de même ainsi que deux lutrins. Le Commandeur était debout devant l'un sur lequel était déployé un antiphonaire précieusement enluminé où les notes de musique, noires ou rouges, dansaient sur des portées noires et or. Il semblait plongé dans une si profonde réflexion qu'une bonne minute passa avant qu'il se tourne vers Olivier. Encore celui-là émit-il une petite toux sèche pour signaler sa présence. Ce qui le fit tressaillir :