- Accordez-moi excuses, frère Olivier ! J'ai une décision... grave à prendre et je me demande si votre arrivée n'est pas une réponse du Ciel à mes interrogations. Vous m'avez bien dit vous rendre à Gréoux afin d'y rendre un défunt frère à sa terre natale ?
- En effet.
Antonin d'Arros retomba dans le silence. En même temps il se mit à marcher de long en large, les mains cachées dans ses manches, retombé dans des pensées qui creusaient davantage les rides de son front ; mais, cette fois, son visiteur attendit sans broncher qu'il veuille bien continuer son discours. Ce qu'il fit enfin en s'arrêtant devant lui :
- Vous n'avez pas été sans remarquer, j'imagine, le pénitent que je nourrissais tout à l'heure et vous savez ce que cela signifie ?
- Qu'il a commis une faute et qu'il en paye le prix.
- Oui, mais il m'est apparu durant ces heures dernières que cette faute - que je n'ai pas à vous révéler ! - mérite une sanction plus sévère et le chapitre réuni en hâte avant le repas a décidé d'exclure Huon de Mana : il doit quitter cette maison. Comme vous ne l'ignorez pas, il ne saurait pourtant être question de le rendre au monde. C'est au fond ce qu'il désire... Cela ne se peut. Aussi doit-il être remis à un couvent de règle plus sévère que la nôtre afin d'y expier dans le silence, la méditation et les durs travaux, de prendre conscience de sa faute et de se repentir. Vous me suivez ?
Olivier approuva de la tête. Frère Antonin reprit alors :
- Il existe dans la montagne non loin de Gréoux un sévère prieuré, Saint-Julien, que tiennent des frères de saint Benoît. J'ai pensé, puisque votre mission vous envoie dans cette direction, que vous pourriez me rendre le service d'emmener Huon de Mana jusqu'à Gréoux, avec une lettre de ma main, pour frère Bertrand de Malaucène qui commande là-bas. Lui se chargera de la fin du voyage. Acceptez-vous ?
Olivier prit un temps pour répondre. Il n'aimait pas l'idée de se charger d'un passager, surtout indiscipliné et peut-être malintentionné, qui, de plus, pourrait se montrer trop curieux. Sachant bien que le cercueil contenait quelque chose d'infiniment plus précieux qu'un corps humain et que la moindre indiscrétion pourrait avoir des conséquences dramatiques, il était fort tenté de refuser. D'un autre côté, quel argument pourrait-il avancer sans être blessant pour un homme qui ne lui plaisait pas mais n'en était pas moins un dignitaire de l'Ordre ?
Devinant sans doute ses hésitations, frère Antonin changea de ton et alla même jusqu'à sourire en disant :
- Je crains de vous avoir un peu « hérissé ». Quand je vous ai demandé à quelle branche de Courtenay vous appartenez, il ne faudrait pas que vous y voyiez une manifestation de vulgaire curiosité. Il se trouve que j'ai vécu de longues années à la Voûte d'Acre. C'était au temps de la première croisade du Roi Louis désormais dans la gloire céleste, et il m'a été donné de rencontrer à diverses occasions un de ses écuyers. Il se nommait Renaud de Courtenay, il était né à Antioche et je crois savoir qu'ils ne sont plus si nombreux dans ce cas. Sire Renaud serait-il de vos parents ?
Non sans surprise, Olivier découvrait que le Commandeur pouvait dégager un certain charme, inimaginable au premier contact. Sa voix aussi pouvait se faire chaleureuse et le chevalier baissa sa garde :
- C'est mon père. Ainsi vous l'avez connu ?
- Connu, c'est beaucoup dire ! Nous n'avons jamais été intimes. Surtout de par ma qualité. Mais j'ai pu apprécier son courage, sa droiture. Est-il toujours de ce monde ?
- Grâce à Dieu, oui !
- J'en suis heureux. Si j'en juge de moi-même, il doit être âgé à présent ?
- En effet, mais les ans passent sur lui - comme sur ma mère d'ailleurs ! - sans le détruire. Ses forces ont peut-être un peu décliné mais il peut encore abattre un arbre sans difficulté. Si ses cheveux ont blanchi, il reste mince et droit comme un jeune homme...
L'amour qu'il portait à son père rendait Olivier presque loquace et mettait une douceur sur son sévère et beau visage. Cependant frère Antonin reprenait en lissant précautionneusement les pages de l'antiphonaire ouvert :
- Vous avez des frères, des sœurs ?
- Je suis fils unique... au regret de mes parents !
- Et vous avez choisi le Temple plutôt que fonder une famille et continuer la vôtre ? N'est-ce pas douloureux pour eux ?
- Je pense qu'ils m'aiment assez pour me vouloir heureux. Et depuis l'enfance, je désire Dieu et combattre en Son nom, ajouta-t-il en se signant avec respect.
- C'est donc bien ainsi puisque vous n'auriez su choisir plus noble chemin ! Si d'aventure il vous est donné dé revoir votre père, veuillez me rappeler à son souvenir. Il reste à Courtenay ?
- Non. Il possède un domaine dans les environs que gère un intendant, mais il vit en Provence dont ma mère est originaire.
- Vraiment ? Est-ce loin d'ici ?
Jetée avec un rien de négligence, la question était de trop. Olivier se referma :
- Assez, oui... Pour en revenir à votre pénitent, vénérable frère, ajouta-t-il corrigeant par la déférence ce que sa réponse avait d'un peu abrupt, veuillez considérer que nous sommes contraints de voyager lentement et qu'un prisonnier - c'est bien de la sorte qu'il faut l'appeler, n'est-ce pas ? - serait pour nous un lourd souci parce qu'il faudrait le surveiller sans arrêt alors que deux de vos chevaliers...
- C'est que, justement, je ne peux détacher personne en ce moment. Je vais me rendre moi-même en Avignon, ce qui privera le château d'une partie de ses défenses. Or nous sommes souvent en butte à des attaques sournoises de bandes pillardes qui gîtent dans les montagnes proches. D'autre part, vous n'avez rien à redouter de ce malheureux. Le courage n'est pas sa vertu principale et il se tiendra tranquille.
Olivier comprit que le chemin du refus lui était définitivement fermé. Il s'inclina donc, prit congé et s'en alla prévenir ses compagnons de ce qu'il lui avait fallu accepter. Comme il s'y attendait, Hervé renâcla :
- Des pillards ? Contre un château de cette importance ? Vous y croyez, vous ?
- Il le faut, malheureusement. Simples chevaliers, nous devons obéissance à nos supérieurs hiérarchiques sauf si, au cours d'une mission, celle-ci peut avoir à en souffrir.
- Oh, je sais ! Autrement dit, nous devons encore remercier parce que l'on a bien voulu demander notre accord ? Nous aurions mieux fait de dormir à la belle étoile cette nuit !
- Je partage votre sentiment, mais quand le vin est tiré il faut le boire. Qu'en dites-vous, sergent ?
Anicet qui ne disait jamais rien se contenta de hausser les épaules, et émit tout de même :
- Où va-t-on le mettre ?
- C'est vrai, fit Hervé. Il y a là un problème : on ne peut pas l'installer au milieu des caisses. Comme nous ignorons de quelle faute on le punit et que c'est peut-être un voleur il pourrait être tenté d'essayer de voir ce qu'il y a dedans ?
- Je suppose qu'on lui donnera une monture ? S'il était déchu de la chevalerie, il devrait être dans une geôle et non prendre sa nourriture avec les autres...
Pourtant, quand au matin frère Antonin leur amena Huon de Mana, celui-ci avait les poignets pris dans des bracelets de fer reliés par une courte chaîne, mais ses jambes étaient libres et aucun cheval ne s'inscrivait dans le paysage. Ce que voyant, Anicet fit signe qu'on l'installe auprès de lui, sur le banc du cocher assez long pour deux.