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Passée Chypre où l'on ne s'attarda pas, le voyage fut abominable. Toutes les tempêtes de la Méditerranée semblaient s'être donné rendez-vous sur le chemin du navire dont l'humaine cargaison, souffrant à la fois du manque d'espace et de l'instabilité de l'environnement, endura l'enfer d'incoercibles nausées et d'une affreuse impression de vertige, priant éperdument entre deux vomissements qui empuantissaient l'atmosphère. Et quand le mal faisait trêve ou que venait une certaine accoutumance, on s'épuisait, à se cramponner à tout ce qui semblait solide et fiable pour ne pas s'envoler par-dessus bord ou s'assommer aux membrures, si l'on voulait chercher au-dehors un peu d'air respirable.

A l'exception de l'équipage et - Dieu sait pourquoi - de Renaud, de son vieil écuyer Gilles Pernon, de Basile, son jeune compagnon grec et de l'inusable Honorine, la suivante de Sancie, tout le monde à bord fut malade, et Sancie elle-même encore plus. En particulier certaine nuit où, après être tombée dans l'escalier du château-arrière, elle endura le martyre durant des heures, les dents plantées dans une serviette tordue pour étouffer ses cris tandis qu'elle perdait le fruit détesté conçu au bord du lac de Huleh. Honorine l'assista aussi calmement que si elles avaient été dans une chambre et non dans le coin d'un bateau en folie. Elle réussit à tenir sa maîtresse à l'abri des - bien rares ! - regards indiscrets qui eussent pu se manifester et, quand le jour se leva sur le détroit de Messine enfin apaisé, les traces de l'événement disparurent dans les flots alors que Sancie épuisée sombrait dans le sommeil. Pour la commodité et la décence, les femmes vivaient à bord séparées des hommes et Renaud ignora tout.

Quand on fut à Marseille, l'étrange couple qui n'avait guère échangé que des propos sans importance, et en particulier pour la galerie, se sépara. Afin de préserver la dignité de la jeune femme et de donner quelque crédibilité à l'urgence d'un départ brusqué, le Roi avait remis au chevalier de Courtenay - auquel il avait donné le manoir et les terres des Courtils, ses parents adoptifs - une lettre à destination de sa noble mère, la Régente dont la santé l'inquiétait. Une lettre dont la réponse devait être confiée à un autre messager, Renaud étant ensuite libre de faire ce que bon lui semblerait. Quant à Sancie, elle n'avait aucune envie de revoir Paris, le palais de la Cité et principalement Blanche de Castille qu'elle appelait jadis « la vieille » avec une désinvolture confondante. En outre, le voyage l'avait fatiguée et un repos s'imposait.

Elle avait décidé de le prendre chez les Bernardines de Saint-Victor dont la prieure lui était cousine, et ce fut au seuil de l'abbaye que les deux époux se séparèrent. Sancie avec un détachement qu'elle était loin d'éprouver, mais Renaud ne cacha pas son inquiétude :

- Vous êtes épuisée. Permettez-moi, au moins, de vous accompagner jusqu'à votre fief. Si j'ai bien compris, vous avez une longue route à parcourir avant d'y arriver.

- Je ne vais pas partir demain, rassurez-vous ! Je ferai le chemin à petites journées en m'arrêtant, par exemple, à Signes chez les miens...

- Les routes sont-elles si sûres en Provence que vous puissiez vous y engager en la seule compagnie d'Honorine ? Laissez-moi vous donner Pernon... et Basile. Il n'a que douze ans mais il est vif !

- Ni l'un ni l'autre ne souhaite vous quitter. Sans vous ils se sentiraient perdus dans cette région qui leur est inconnue.

- Vous ne voulez rien de moi, n'est-ce pas ?

- Ce n'est pas cela et je pense chacune des paroles que j'ai dites. Ce qui ne signifie pas que Valcroze leur soit fermé. Pas plus qu'à vous-même, ajouta-t-elle avec une légère hésitation. Vous, vous êtes pressé et moi je ne le suis en aucune façon. Aussi rentrerai-je paisiblement, j'en suis certaine, sous la protection de l'escorte que me fournira sans peine ma cousine Catherine. Votre mission accomplie, rien ne vous empêchera de me rejoindre. Notre mariage a fait de vous le châtelain de Valcroze...

- Etes-vous sûre de le souhaiter ? Avec le temps peut-être mais dans les prochains jours à venir ce serait étonnant. Cependant, et puisqu'en acceptant de m'épouser vous m'avez sauvé la vie, c'est à vous d'en faire ce qu'il vous plaira...

Les profonds yeux noirs que Sancie aimait tant - des yeux de Sarrasin dans une peau de Sarrasin contrastant si heureusement avec la blondeur des cheveux ! - attendaient une réponse mais la voix, elle, était sans émotion et elle crut comprendre que Renaud ne faisait qu'énoncer ce qu'il considérait comme une obligation de reconnaissance ; aussi se raidit-elle contre l'envie de lui dire qu'en revenant vers elle, il lui donnerait sa plus grande joie car c'eût été avouer le besoin désespéré qu'elle avait de sa présence. Elle détourna la tête :

- Je ne l'entends pas ainsi. En vous exécutant pour une faute dont vous étiez innocent, le Roi Louis se fût rendu coupable d'une lourde injustice. Je n'ai fait que l'éviter et votre vie vous appartient à vous seul... comme par le passé. Vous êtes aussi libre que vous pouvez le souhaiter !

Dans la suite des jours, Sancie, bien souvent, allait regretter la sécheresse voulue de ses paroles. En fait, elle les regretta aussitôt prononcées parce que à les entendre Renaud avait pâli et que, derrière lui, le vieux Guillaume Pernon, l'ancien maître d'armes de Coucy devenu son écuyer, hochait la tête d'un air malheureux, mais elle ne pouvait les reprendre. La pensée que Renaud ait été surpris dans la chambre de Marguerite, sa marraine qu'elle chérissait elle aussi, lui empoisonnait l'âme. De plus, elle souffrait trop de la souillure que lui avait imposée le sultan, même si Renaud en ignorait les suites. Dans ces conditions, mieux valait qu'il s'éloignât d'elle. Pour un temps au moins ! Elle en avait besoin afin que tout cela s'estompe et lui rende la paix. Seul le cadre sublime de Valcroze, à mi-chemin du ciel et de la terre, saurait peut-être au moins lui apporter la sérénité. Mais ce fut tout de même avec un pénible serrement de cœur qu'elle vit s'éloigner, au galop du cheval, la haute et fière silhouette de celui dont elle portait désormais le nom.

Elle resta peu de temps à Marseille. La turbulente cité du Lacydon venait de subir le siège imposé par Charles d'Anjou, frère du Roi de France et nouveau comte de Provence à qui elle se refusait. Vaincue, elle léchait ses plaies avec une rancœur qui nuisait à son image avenante. Même chez les Bernardines on se lamentait beaucoup et, si l'on était bien obligé de prier pour le nouveau suzerain, c'était du bout des lèvres. Sancie avait besoin d'une atmosphère plus paisible, aussi ne s'attarda-t-elle pas au-delà d'une semaine et partit escortée de deux serviteurs du couvent armés jusqu'aux dents et en compagnie de sa fidèle Honorine qui n'allait pas cesser de grommeler contre les incommodités du chemin.

Pour le vol rapide d'un oiseau, la distance entre Marseille et les profondes gorges du Verdon à l'entrée desquelles se nichait Valcroze n'excédait guère vingt-cinq lieues, mais elle en offrait plus du double à qui voyageait au ras d'un sol magnifique sans doute et jalonné de souvenirs pour la nouvelle mariée, mais sinueux et volontiers accidenté. Encore Sancie l'allongea-t-elle en refusant de passer non loin de la Sainte-Baume, la grotte de Marie-Madeleine - la pécheresse qui aimait le Christ y était venue vivre et mourir dans le dénuement absolu -, sans y faire un pèlerinage. Depuis toujours l'ancienne Sancie de Signes vouait à la Madeleine une dévotion particulière bien qu'elle ne fût pas sa sainte patronne. Mais toutes les femmes de son village d'enfance la partageaient parce qu'elles espéraient de la courtisane si hautement repentie le mariage pour les filles et la fécondité pour celles qui étaient déjà en puissance d'époux. Cette fois, en grimpant le dur chemin à travers la foisonnante forêt de hêtres, d'érables, de tilleuls, de chênes blancs, de pins, de trembles, de sycomores, d'ifs et de cornouillers, puis en escaladant le sentier à chèvres qui esquissait vaguement un escalier jusqu'à mi-hauteur de la paroi verticale de la crête où s'ouvrait la grotte humide, où de l'eau dégouttait toute l'année, Sancie apportait une intention bien différente des précédentes : son corps n'avait-il pas été souillé comme celui de la fille de Magdala venue chercher en ce lieu la couronne de la sainteté ? Aussi venait-elle demander à la Magdaléenne de l'aider à supporter sa honte et la brûlante douleur de son amour pour Renaud.