Выбрать главу

- Non, mais moi je vous reviens mariée. De par sa volonté et la mienne j'ai épousé sire Renaud de Courtenay, l'un de ses plus vaillants chevaliers qui est désormais mon seigneur.

- A merveille ! s'écria frère Clément avec un grand sourire. C'est là une excellente nouvelle dont il convient de rendre grâce à Dieu... Mais d'où vient qu'il ne soit pas avec vous ?

- Le Roi l'a chargé d'un message pour sa mère et moi je n'avais aucune envie de revoir Madame Blanche.

Frère Clément se mit à rire :

- Vous l'aimez toujours autant à ce que je vois ? Eh bien, nous attendrons donc le retour de votre époux pour faire sa connaissance.

- Il se peut qu'il tarde... et que j'aie encore besoin de votre aide, de... vos conseils pour mes domaines...

Elle s'était sentie désemparée tout à coup et le Templier comprit vite que tout n'allait pas au mieux pour la dame de Valcroze et que, peut-être, ce nouveau mariage ne lui apportait pas le bonheur ; mais il connaissait sa jeune parente depuis l'enfance et savait qu'il était quasi impossible de la faire parler quand elle n'en avait pas envie. Ce jour-là il se contenta de conclure avec bonne humeur :

- Nous l'attendrons ensemble. Vous savez parfaitement, ma chère Sancie, que jamais je ne vous laisserai dans l'embarras.

C'était bon de pouvoir compter sur lui et un instant Sancie fut tentée de tout lui révéler, mais elle craignait qu'il ne se fît de son époux une image qui s'éloignerait peut-être de la vérité et elle préféra se taire.

Elle vint pourtant un jour, cette vérité, quand il fut évident que Valcroze ne verrait pas de sitôt son nouveau seigneur. En effet, après avoir délivré le message royal à Blanche de Castille qui, malade, le reçut au fond de son lit, l'accabla de questions qui, toutes, tournaient autour du désir angoissé de voir son fils lui revenir et enfin le congédia sans lui avoir seulement demandé comment il allait, Renaud partit pour Courtenay d'où Marie, l'impératrice de Constantinople, ne bougeait plus, afin d'y retrouver Guillain d'Aulnay, le seul ami qu'il eût au monde, et d'y prier, dans la chapelle du château, devant la dalle sous laquelle reposait Thibaut son grand-père. Il avait appris alors - ce à quoi il s'attendait plus ou moins ! - que dans son palais à demi-désert, l'empereur Baudouin continuait à se débattre au milieu de difficultés innombrables découlant d'un manque d'argent devenu chronique et de la raréfaction de ses troupes. Se souvenant qu'à l'instar des autres croisés il avait juré qu'après la croisade il se porterait au secours de Baudouin, Renaud de Courtenay avait décidé tout simplement d'aller mettre son épée au service d'un prince auquel il devait beaucoup et que, d'ailleurs, il aimait bien. Il repartit donc pour Marseille d'où il voulait s'embarquer. C'est de là qu'il fit parvenir à sa femme une lettre lui annonçant son intention. Gilles Pernon la lui porta à Valcroze. Non sans renâcler, mais depuis le retour de Terre Sainte la santé du vieil écuyer laissait à désirer. Il souffrait de rhumatismes déformants, qui lui rendaient pénibles les longues chevauchées, ainsi que de crises d'asthme. Le soleil et le climat sec de Provence lui seraient bénéfiques et Renaud avait fini par lui faire entendre raison. Ainsi c'est seul qu'il s'embarqua pour Constantinople...

En recevant cette lettre, Sancie pleura, persuadée de ne revoir jamais un époux qui, à l'évidence, ne voulait pas d'elle et ce fut ce soir-là qu'elle apprit à frère Clément comment s'était conclu son mariage. Elle était à bout de nerfs et, devant le désespoir qu'elle ne put lui cacher, celui-ci dut faire un effort pour ne pas désobéir à la loi de l'Ordre interdisant tout contact avec une femme, car il aurait souhaité offrir à ses larmes le refuge de son épaule.

Il ne put cependant s'empêcher de prendre sa main :

- Je ne sais que vous dire, mon enfant, voyant bien que vous souffrez, et votre douleur me navre. Mais je pense, ajouta-t-il avec une soudaine certitude dont il ne sut jamais d'où elle venait, qu'un jour vos peines prendront fin... et que votre époux reviendra vers vous !

- Vous êtes bon de dire cela. D'autant que vous semblez y croire, frère Clément. Il viendra, dites-vous ? Mais quand ?

- C'est le secret de Dieu !

Elle allait attendre dix ans.

Dix ans de solitude vécue à l'écart des bruits du monde dont il arrivait qu'elle reçût des nouvelles par des chevaliers du Temple ou bien par les troubadours qui passaient volontiers dans une demeure accueillante aux petites gens où une jeune châtelaine un peu grave mais cependant gracieuse savait écouter, sourire et dispenser une généreuse hospitalité. Des légendes commençaient à courir sur elle, dont l'époux parti au loin ne revenait jamais et que pourtant elle ne cessait d'attendre, décourageant ainsi les seigneurs d'alentour assez téméraires pour briguer sa main ou tout au moins lui prodiguer leurs consolations. Elle sut de la sorte la mort de Blanche de Castille ; puis le retour, deux ans après, de ce fils qui lui manquait tellement. Par l’un de ses frères venu un beau jour voir ce qu'elle devenait, Sancie apprit - le frère revenait lui-même de Paris -qu'en regagnant son royaume, Louis, encore tout imprégné des pieuses émotions ressenties en Terre Sainte, désespéré au surplus du décès de sa mère, avait songé sérieusement à se faire moine. Ce à quoi son épouse Marguerite avait répondu en piquant une colère inoubliable et en déclarant qu'en ce cas, elle repartirait pour la Provence en laissant le royaume se débrouiller comme il l'entendrait. Et l'on n'avait plus parlé de couvent : Louis continuait, de ce fait, un règne qui allait faire l'admiration de son peuple comme des autres rois d'Occident.

De frère Clément qu'elle ne voyait plus guère parce que de plus hautes fonctions l'appelaient loin de Trigance, la châtelaine avait appris l'art de gérer ses domaines avec l'aide du fidèle Maximin. Celle aussi de Gilles Pernon à qui le beau soleil et l'usage quotidien du thym, du romarin et de l'ail rendait une nouvelle jeunesse et qui la suivait partout. Et il y avait beaucoup à faire : pendant plusieurs années, Charles d'Anjou dut batailler pour arracher ville à ville, son comté de Provence à sa belle-mère, la comtesse douairière Béatrix de Savoie. La guerre avait fait refluer quantité de réfugiés vers les hautes terres de la vallée du Verdon. Or certains s'y étaient trouvés bien et à présent que la réconciliation était intervenue, ils choisissaient de s'y implanter, apportant un surcroît de population qui, loin de peser, allait aider au développement de la région. Une famille de potiers qui avait su conserver les traditions des Grecs, chassée successivement de Marseille puis de Brignoles, vint s'installer à Moustiers où ne manquaient ni l'argile, ni l'eau, ni le bois de chauffage, et y resta, donnant un premier renom à une bourgade déjà fréquentée par de nombreux pèlerins.

Et puis il y eut cette nuit de Noël dont le souvenir, lorsque Sancie l'évoquait, faisait courir un frisson sous sa peau...

Il faisait froid, ce soir-là. Le vent venu des Alpes soufflait sur le pays, portant jusqu'au plus profond des vallées le tintement des cloches appelant à la messe de minuit les paysans de chaque village. Le ciel, scintillant d'étoiles, ressemblait à un manteau royal étendu sur tous ces braves gens qui, armés de torches ou de lanternes, s'en allaient célébrer la Nativité dans les églises et les chapelles.

Celle de Valcroze tintait comme les autres pour guider vers elle ceux du petit village - une vingtaine de feux ! - jusqu'au château où ils étaient attendus. A l'entrée de la cour, les mines s'épanouissaient à humer les appétissantes odeurs émanées de la cuisine parce que tous savaient qu'après la messe ils auraient place dans la grande salle où leur dame partagerait avec eux les bonnes choses que l'on était en train de préparer.

Sancie les recevait à l'entrée du petit sanctuaire illuminé. Vêtue d'une belle robe de fin drap vert de la nuance de ses yeux, brodé d'or, avec un pelisson ourlé d'hermine, un voile de même couleur enveloppant son visage et son cou sous un petit chapel brodé, elle était belle comme une image en dépit de ce nez un peu trop long qui avait toujours fait son désespoir. Elle accueillait chacun avec la grâce souriante qui lui attirait les cœurs de ces braves gens en compagnie desquels, depuis son retour, elle tenait à passer la Noël de préférence à des invités plus huppés. Ils lui en étaient reconnaissants et à présent, la Nativité à Valcroze était attendue tout au long de l'année. C'était la lumière vers laquelle on marchait comme les Rois Mages avaient suivi l'étoile de Bethléem. Auprès d'elle mais un peu en retrait, se tenaient Honorine habillée d'écarlate foncé et Gilles Pernon dans sa meilleure cotte bordée de menu vair. Il y avait aussi la grosse Barbette, l'épouse de Maximin, et sa famille avec leurs plus beaux habits, fiers visiblement de leur proximité de la châtelaine. Soudain, Pernon toucha le bras de Sancie :