— J’arrive d’un pays sous-développé, plaidé-je, et je n’ai pas encore eu le temps de prendre connaissance de la vraie presse. Que disent ces éminentes gazettes ?
Le bobby condescend, sans prendre l’escalier :
— Un homme ressemblant fort à celui-ci (il désigne le portrait de Stromberg) est arrivé par le train de nuit. Deux hommes n’appartenant pas à la police ont essayé de l’appréhender. Mais ce gaillard leur a aussitôt tiré dessus pour s’en défaire. L’un des deux hommes a riposté et a touché l’homme à la tête, blessure sans gravité pourtant puisqu’il est parvenu à s’enfuir à travers les voies. Les deux hommes se sont également enfuis. Je me trouvais sur le quai W, qui est le premier à gauche quand on arrive. J’ai voulu me lancer à la poursuite de cet individu, car des trois c’est lui qui se trouvait le plus à ma portée. Mais il m’a braqué avec son pistolet, lequel comportait un silencieux, j’ai dû renoncer car vous ne l’ignorez pas, en Grande-Bretagne, nous ne sommes pas armés.
— Et les hommes qui cherchaient à l’arrêter ?
— Ils se sont fondus dans la foule. On a pu suivre leur piste grâce au sang que perdait le blessé. Mais elle cessait sur le terre-plein de la gare, près du lieu de stationnement des automobiles.
— Et pas de nouvelles de mon « client », sergent ?
— On sait qu’il est monté dans le train de banlieue qui dessert le Kleenexshire. On le sait car il a assommé le convoyeur postal. Toutefois on ignore où il est descendu.
— Très intéressant, sergent.
— N’est-il pas ? répond le bobby.
Montrant Pinuche :
— Excusez-moi, mais je dois m’occuper de ce déséquilibré qui se promène à demi nu et défèque sur les bagages du Trans-Écosse.
— Vous seriez gentil de fermer les yeux, sergent. Cet homme est un de mes auxiliaires auquel des gangsters ont dérobé son pantalon après lui avoir fait absorber une pinte d’huile de ricin.
Le bobby marque sa stupeur en soulevant son sourcil droit d’un millimètre et demi.
— Well, well, well, well ! il répète avec ses sinus.
— Je me porte garant de lui, sergent. Existe-t-il dans les abords immédiats de Victoria Station un magasin où mon adjoint pourra faire l’emplette d’un pantalon ?
— Tu t’sens comment-ce ? s’inquiète le Gravos.
Pinuche est un peu pâlot, mais il fait bonne contenance dans son grimpant rayé (se porte avec la jaquette, mais il n’existait rien d’autre qui fût à sa size).
Bérurier, tu le verrais, ça te foudroierait le grand zygomatique. Dans le grand magasin où Pinuche a réfugié son indécence, il a voulu absolument faire l’emplette d’un chapeau melon, pour, prétend-il, passer inaperçu. Si bien qu’il ressemble à Oliver Hardy comme un jumeau pas rasé ressemble à son frère qui l’est.
Tout le monde se détronche pour le mater. Malgré le flegme des indigènes, on voit naquir les sourires[4].
Pinaud étudie la question du Gros, qui se trouve immédiatement après les astérisques ci-dessus.
— J’ai encore quelques gargouillements, déclare-t-il, cela dit, je pense que tout danger est conjuré désormais, à condition, bien entendu, que j’observe une diète farouche pendant quarante-huit heures.
— Quouha ! tu ne vas rien avaler ? s’effare Sa Majesté meloneuse.
— Diète absolue : du vin blanc, uniquement.
Bérurier s’évente la trogne avec son beau chapeau neuf, au minipoil luisant.
— Faut z’êt’ courageux, complimente-t-il, moi, j’sus t’inquiet pour la bouffe. Quelle idée sotte et grenue t’a poussé à ce qu’on prenne ce dur, Sana ?
— C’est le train qu’a pris notre tueur, mon pote.
— Et t’espères qu’il y est resté ? gouaille l’Enflure.
— C’est notre seule piste actuelle. J’essaie de me mettre dans la peau de ce gars : il a réussi à fuir et a pris ce dur en voltige. Il est dans le dernier fourgon : celui de la poste. Il vient d’estourbir le convoyeur. Il sait que des poursuites vont s’organiser. Ce train s’arrête dans toutes les gares du comté ; à chaque station, le convoyeur des postes doit prendre des sacs ou en laisser. Donc, l’homme est obligé de quitter le tortillard avant la première halte qui est, d’après mes renseignements, Frottfor ou Fayrluir.
— T’es magique, reconnaît Alexandre-Benoît, quand t’esprimes on sent qu’c’est parabole d’Évangile…
N’abusant pas de l’hommage, je me porte à la fenêtre du wagon. La voie ferrée filoche sous nous, et, de part et d’autre, le paysage anglais, avec ses maisons identiques, en essaims.
De la brique, et encore de la brique ! Jardinets. Mimétisme absolu.
Comment qu’il fait, le manar beurré, le soir, pour retrouver sa chaumière ? Je me suis toujours demandé. C’est tout tellement, hallucinement pareil. T’en biches le tournis de regarder.
Des briques, la même patine, le même brin de pelouse verdoyante (tu penses : avec ce qu’il vase dans l’année) !
Je reviens à mon mouton, ou plutôt à mon loup.
Traqué, il était mister Stromberg. Blessé, et à la tronche, ce qui n’est pas fastoche à dissimuler. Ça urgeait. Il a sauté dans ce train en décarrade. Fourgon de bite. À estourbi le postier. Donc, s’est évacué avant (ou à) la première halte. J’ai lu le baveux, la police anglaise est bien en harmonie avec la pensée santonienne. Les glands d’esprit se rencontrent. Est-il descendu avant que le train n’entre en gare ou bien…
Soudain je me mets à barrir (comme Lyndon) :
— Acré, les mecs, accourez tous !
Et moi d’engouffrer le couloir pour cavaler jusqu’à la portière.
Tu devines ?
Tant mieux. Oui : fectivement, il y a des travaux sur le ballast et nous n’avançons qu’à vitesse réduite. On devient teuf-teuf d’autrefois, l’âge pionnaire du rail ! Mon instinct inébranlable (pas comme toi, bougre de dégueulasse) ! m’hurle dans les trompes que c’est ici qu’il a pris la tangente, mon redoutable client. L’occase est trop bioutifoule.
On roulasse à vingt à l’heure.
— Qui m’aime me suive ! crié-je.
Et je saute sur le ballast.
Bérurier agit de même au pareil. Impec. C’est fou, ce gros larduche, l’agilité dont il peut faire preuve dans les big circonstances.
Mais, manque de pot, le convoi accélère quand c’est au tour de Pinuchet. En voyant la vieillerie sur son marchepied, agrippé (d’Aubigna)[5] à la barre verticale, tandis que le train siffle trois fois, je comprends qu’il va se sectionner les manches de guitares s’il se risque à nous imiter.
— Non ! hurlé-je, ne saute pas, César !
Le chapeau dudit s’envole. Il tourne sa face grise dans ma direction. J’ai le temps d’apercevoir la tache brune de son mégot dans ce masque blafard. Résigné, il remonte à grand-peine dans le wagon, luttant contre l’appel d’air de la vitesse qui veut le happer.
Bérurier va ramasser son chapeau melon, lequel a roulé au bord de la voie. Il l’époussette du coude, ainsi qu’il a vu faire dans les films consacrés à des histoires du siècle dernier.
Puis, recoiffé, souriant, hilare, trognu, dodu, content, il demande avec un calme presque britannique :
— Bon, et maint’nant, en quoi t’est-ce ça consiste, M’sieur l’baron ?
Je mate l’horizon qui m’est proposé.
Ça consiste en pas grand-chose. Ça consiste en rien du tout.
Un bout de semi-campagne réservée à des cultures maraîchères. Des fermettes peu espacées. Des gars dans les champs, de-ci, de-là, partout, penchés sur la terre albionne et malgré tout nourricière… J’ai beau visionner ces nabus mi-paysans mi-banlieusards, je me rends compte qu’aucun d’eux n’a remarqué notre descente en voltige. Bien trop occupés à poireauter, naveter, carotter et chouer. J’escalade le talus. De ce promontoire j’examine attentivement l’horizon en décrivant très lentement un 360 degrés. Je suis le tueur. J’ai la frite sanguinolente. La Rousse aux miches. Je viens de sauter du train. Je fais quoi ?
4
Corrigez pas, les mecs : j’ai bien délibérément écrit naquir, manière de me