Un canal… Une route… La campagne, les fermettes. Paysage anglais. Paysage de paix.
Et toi, l’artiste, je te pose la colle, que, merde, toujours à ma pomme de résoudre, ça commence à bien faire ! Mets-y du tiens.
T’es un habitué de « Monsieur Bricoleur », non ? Tu termines les choses, pas vrai ? Le bois blanc, c’est ton panard. T’es le parfait petit assembleur. Caisse à troulala outils, j’me goure ? Colle forte, alène fraîche ! Tu comporterais comment, à la place du tueur ? Hmm ? T’es laguche, sauté du dur.
Faut te planquer urgentissime. Tu cherches refuge dans l’une de ces maisons innocentes ? Tu vas à la route pour faire du stop avec ton beau pistolet des dimanches ? Ou bien…
Je dévale le remblai, traverse la voie ferreuse, franchis l’autre remblai et me laisse démarcher en direction de l’eau verte bordée de peupliers d’Italie paumés dans le fog britiche, ces chéris.
Bérurier ahane, cependant que je vanne, derrière moi. Il gronde :
— Où qu’tu vas ? Tonio ! Bordel, esplique un peu. Toujours te courir aux meules sans savoir ni quoi ni caisse, c’est chiottique.
Je me pointe au canal. Fascinant de langueur. Des zoiseaux pépient. Le feuillage des peupliers fait dans la brise un bruit de papier froissé. Un sentier qui fut peut-être un chemin de halage, à l’âge de la traction animale, suit la flotte tellement paresseuse qu’il est impossible de définir la direction du courant.
— Tu t’demandes où la paix niche ? jeudemotise le Mastar, nonobstant son essoufflement.
Mon silence constitue une réponse.
— Tu croyes qu’il aurait pris un barlu, ton gazier ?
Je ne réponds pas. Le canal décrit une courbe, sur la droite. Je suis le sentier jusque-là. Dès lors, j’aperçois une écluse simenonienne dans les confins.
J’adopte pour m’y rendre un pas de chasseur alpin en sifflotant la Sidi Brahim.
Comprenant que je n’ai pas envie de danser, Bérurier reste à ma hauteur, calquant son allure sur la mienne.
À quoi bon jacter ? Je sais que ses pensées concordent (à violon puisqu’elles sont en harmonie) avec les miennes.
Peu avant l’écluse, le canal comporte une sorte de diverticule bordé d’ajoncs où un petit garçon effroyablement anglais pêche à la ligne. Et ça paraît mordre car la filoche qui trempe dans l’eau est pleine de grouillance argentée.
— Hello ! je l’attaque, ça biche, fiston ?
— Convenable, répond-il en ferrant sec un gardon qui n’est déjà plus fretin.
Je le regarde glisser le vertébré aquatique dans sa nasse. Gentil môme couleur d’endive, avec des cheveux couleur carotte et des yeux couleur chou de Bruxelles.
Il a les dents tellement écartées qu’il doit y avoir du grabuge quand il clappe des lentilles, le gars Johnny.
— Vous habitez à l’écluse ?
— Non, je suis en vacances chez ma tante, la maison, là-bas…
— Et vous aimez la pêche ?
— C’est fantastique, assure cet acharné en embrochant un malheureux asticot à la fleur de l’âge de son hameçon.
Il règle son bouchon rouge et balance l’appât à la sauce.
— Vous pêchez tous les jours ?
— Du matin au soir.
— Vous n’auriez pas aperçu un type vêtu de sombre, ayant une blessure à la tête ?
— Non, pourquoi ?
— Il passe beaucoup de péniches sur ce canal ?
— Pas depuis le début de la semaine.
— Et pourquoi ?
— Grève de la batellerie, vous n’écoutez donc pas les nouvelles ?
— Si bien qu’aucun bateau n’écluse en ce moment ?
— Aucun.
— À propos d’écluser, murmure Béru, je me ferais bien une petite bièbière, demande-lui si y aurait pas un troquet sans les parages ou les alentours.
Négligeant cette intempestive requête, je continue de questionner le gamin.
— Puisqu’elles ne naviguent pas, les péniches restent à l’amarre, je suppose ?
— Ben, évidemment, grommelle l’autre d’un ton de vieillard importuné aux chiches pendant qu’il tente de vaincre un début d’occlusion intestinale.
— Et il y en a dans les parages, des péniches amarrées ?
Le bouchon dansille un brin sur l’eau peinarde, déclenchant à sa surface verdâtre des cercles concentriques.
Le môme, fasciné, tarde à me répondre.
— Hein, fiston, vous en connaissez dans le coin, des péniches ?
— Ô Seigneur ! Vous ne voyez donc pas que je pêche ! s’insurge mon terlocuteur.
— Excusez-moi, fiston, mais c’est très important.
Il abandonne son bouchon pour nous regarder carrément, chose qu’il n’avait pas vraiment faite jusque-là. Et il éclate de rire en apercevant Béru.
— Dites, c’est un clown, votre copain ?
— Y cause de moi ? maussadise l’Enflure.
— Il demande si tu es un clown.
— Biscotte, plize ?
— À cause de ton melon.
— Ça, c’est un monde alors ! On s’loque comme eux, ces pommes, et y viennent se fout’ de not’ frite ; je t’y filerais une mandale parisienne à c’t’accident de berceau. Il a les tifs comme un pot d’minium et y nargue, merde !
Le môme constate la colère de l’Illustre et rengracie.
— Il y a une péniche à cinq cents pieds d’ici, en contrebas de l’écluse.
— O.K. ! fiston.
Je lui tends une pièce d’argent.
— Tiens, pour t’acheter des asticots.
Le môme la regarde, au creux de ma main, comme s’il s’agissait d’un poisson n’atteignant pas la taille réglementaire.
— Non, merci, il dit, ce crevard de moutard anglais, mes parents ne veulent pas que j’accepte quoi que ce soit des personnes inconnues. Papa dit que c’est comme ça qu’on finit par se retrouver avec une bite dans le train !
— Ton père est un homme de bon conseil, mon garçon, approuvé-je en renfouillant le carbure.
Et je le laisse dépeupler le canal, Oliver Hardy sur mes talons.
La péniche a pour nom Queeny, ce qui, traduit du britiche sucré, signifie « Petite reine ». Elle pue le goudron, la vase et le charbon, comme toutes les péniches du monde servant à véhiculer l’anthracite. Elle est plantée sur l’eau sombre, plus sombre encore, et son reflet noir se froisse lorsqu’un martin-pêcheur vient écorcher la surface de la flotte. Un poste de radio déconne dans la partie habitation.
Pour l’instant, le spiqueur cause des élections américaines avec un ton à déplorer le May flower.
Je m’engage sur la planche dansante servant d’échelle de coupée. Un merle des Indes anémié, plus déplumé que M. Edgar Faure, mais beaucoup moins bavard, somnole dans une cage crotteuse accrochée au rouf.
Notre arrivée dérange sa rêverie.
— En avant toute ! il nous déclare.
Telle est bien mon intention (qui prime l’action).
Ma voix succède à la sienne.
— Hello, quelqu’un ! appelé-je.
Mais bien que m’étant exprimé dans la langue des Beattles, je ne reçois aucune réponse. Alors je dévale l’escalier roide comme un zob de cavalier mongol, et me voici voilà in the cambuse, endroit qui chlingue la friture refroidie et le tord-boyaux.
Deux personnes s’y trouvent : un grand bonhomme blond comme du pain mal cuit, tout vêtu de toile bleue, mal rasé, avec deux balles dans la poitrine et donc mort au-delà de toute espérance ; et, près de lui, sur le plancher, une petite dame fort aimable de son vivant, j’en jurerais à sa physionomie avenante, brunette, dodue de la partie inférieure, et qui devait se trimbaler une appétissante poitrine avant que celle-ci n’hébergeât également deux pralines de fort calibre, de celles qui font autant de dégâts qu’un coup de marteau dans un projecteur.