On suit donc le « S’en-fout-la-mort ». Et, contre toute attente, au lieu de mettre le cap sur la ville, magine que le taxi vire sur la gauche (par rapport au bouquet de palmiers-dattiers qui est là en face) pour prendre la route de Kestady.
Monde merveilleux, monde coloré et qui paraît toujours en liesse. Ces amis noirs vêtus de couleurs chatoyantes, pleins de grands rires qui leur gambadent dans la figure, comme ils sont vivants et contents de la vie ! Qu’ils soient empilés dans des autobus, ou attelés dans les brancards d’une carriole ; couchés dans un brin d’ombre ou au volant de bagnoles vociférantes qu’ils ont acquises plus pour leur klaxon, semble-t-il, que pour leurs quatre roues !
Un court moment je m’abandonne à la félicité ardente de l’Afrique retrouvée. Patrie du soleil ! Source de toute vie. J’en prends plein les vasistas, plein le cœur. Un profond contentement m’empare. C’est, tu sais quoi ? Chouette. Simplement, mais bellement. Chouette à n’en plus pouvoir.
Bientôt, les constructions s’espacent. La végétation se clairsème. La nature s’aridifie. On roule plein gaz sur un interminable ruban noir que la chaleur blanchit dans l’éloignement.
Et Bibi, reprenant en main ses préoccupances, de se dire que si on continue longtemps de la sorte, le tueur va nous retapisser que ça ne fera pas un pli. Ces fauves-là reniflent le danger d’instinct. Déjà, je suis certain qu’il nous a vus décarrer de l’aéroport à sa suite.
— Il serait bon que vous le doubliez, dis-je.
Samantha acquiesce d’un bref hochement. Sauter ce bahut, qui roule à fond de plancher, n’est pas fastoche.
Nous sommes dans une chignole ricaine un peu fatiguée par les ans, l’Afrique et des clients sans vergogne. N’empêche qu’elle gagne du terrain sur Stromberg. De plus, ma pilotesse possède un tout beau coup de volant. Elle sait négocier les virages, décélérer sans freiner, composer avec la boîte automatique en enclenchant la vitesse montagne pour les reprises durailles, ou bien en enquillant à fond le champignon pour un rush opportun. Bref, au bout d’une pincée de kilomètres linéaires nous parvenons à passer le taxi endiablé.
— Vous permettez ! fais-je, juste avant que ne s’effectue l’opération.
Et de passer mon bras gauche sur l’épaule de Samantha en laissant aller ma tête contre son creux délectable.
On fait couple d’amoureux en conquête de Côte-d’Ivoire.
— O.K. ! bravo. À présent conservez deux cents yards d’avance ; et si le gars joue à vouloir nous doubler, luttez un peu, mais donnez-lui satisfaction.
Nouveau léger branlement de chef. Moi, me connaissant comme je te connais, tu parles que je m’abstiens de retirer mon bras. Qu’au bien contraire du bout des doigts, je lui caresse la nuque, Samantha. Peau douce où frivolent des duvets annonciateurs de pilosités plus captivantes. Grand dégueulasse de Sanantonio, tu vas dire, toujours le cul en tête ! Eh ben oui certes, et tu ne changeras pas. La bibite en main, comme un garde suisse sa hallebarde. Stoïque ! Paré. Et t’approche pas de trop, l’ami, si tu ne veux pas morfler un coup de gourdin sur la frime !
Elle pilote, toujours impassible, à la fois détendue et vigilante. Qu’heureusement, car un chien qui ressemble à un chacal dépaysé nous traverse la route pile devant. Tout autre aurait eu le réflexe de freiner à mort et de nous expédier dans les palétuviers roses ! Elle, pas. Tu biche le cador comme s’il s’agissait d’un petit nuage laissé par un pot d’échappement, sans dévier de sa trajectoire. Il se produit un choc sourd. Le clebs va valdinguer dans des cactus où il se paie une agonie de première classe. Notre chignole n’a pas dévié. Rectiligne. Tenue de route assurée.
— Mes compliments ! fait-je à mon émérite. Vous êtes la reine du volant.
Mince sourire de l’intéressée. Je coule délibérément mes phalanges dans son chemisier. Elle a un mouvement de cou pour me signifier de ne pas continuer. Délicat, je reviens à mes positions précédentes. Chaque chose en son temps.
— Vous avez vu ? me dit-elle.
Enfin elle parle. En anglais, que veux-tu, mais elle parle. Du menton elle me désigne le rétroviseur de la vieille Buick, grand comme la glace d’une coiffeuse. Stupeur ! Le taxi s’est arrêté à l’endroit où nous avons percuté le toutou. Stromberg en est descendu et il court vers l’animal, à travers les cactacées, suivi du chauffeur. Ironie des choses, contresens de la vie. Ce tueur implacable fait montre de sensiblerie avec les animaux ! Il est capable de bousiller froidement la population d’un groupe scolaire, mais un chienchien blessé lui met le cœur en berne.
Tu trouves ça paradoxal ?
Moi aussi non plus.
— Continuez ! j’enjoins (de culasse, comme j’ajoute immanquablement) tout en ralentissant un peu. Tant que la route est droite nous n’avons pas de souci à nous faire, c’est seulement en cas de bifurcation qu’il nous faudra aviser.
On franchit une dizaine de bornes. J’ai beau regarder le rétroviseur, le taxi ne réapparaît toujours pas. Et puis, l’inévitable arrive : une seconde route déguise la nôtre en fourche.
— Vous voyez ça comment ? demande Samantha, en ralentissant.
Tu connais le père Plexe ?
C’est moi.
Jouer la chose à pilou-pilou serait de la démence. Stopper et attendre l’arrivée de notre client équivaudraient à écrire à la peinture blanche sur le goudron : « Attention : ici poulet » !
Un peu comme tu avises, en abordant des bleds : « Gendarmerie Nationale à 200 m ». Gentil de prévenir. Moi, j’ai jamais caché ma sympathie pour les gendarmes. Ils n’ont pas la même mentalité que les autres flics.
Chiquer à la crevaison en sortant le cric et la roue de secours ? Stromberg ne sera pas dupe. S’embusquer et attendre son passage ? Le terrain est nu, sans arbres. Quelques cactus (du grec kaktos) impropres à planquer notre chignole ; point à la ligne ! Je scrute le fond de la route. Rien ! Il lui fait du bouche à gueule, au chien ? Lui met des attelles ? L’a embarqué à l’hosto ?
Pour lors, les minutes s’écoulant, mon tourment change de forme. Je n’ai plus peur qu’ils nous voient là, à l’attendre ; mais peur de ne plus le revoir, moi.
Tu sais la vigueur de mes pressentiments ? Leur infaillibilité.
Ma reniflette est le plus sûr des radars.
Samantha pianote son volant, molo, jouant une valse anglaise, lente et triste comme un dimanche du Sussex. Puis elle me regarde interrogativement. Attendant de ma pomme une décision énergique.
Je la prends.
— On fait demi-tour, lui dis-je.
Ce qu’elle obtempère illico[7].
Manœuvre aisée sur une route peu fréquentée. On repart en sens inverse. J’ai beau mater à m’en énucléer, je ne vois pas le taxi. Pourtant nous ne sommes plus très éloignés de l’endroit où le chien a péri. Donc, pour une raison « X », voire « Y » ou « Z », Stromberg a décidé de faire demi-tour. La chose me tarabate.
Pourquoi cet inversement de cap ?
Maintenant nous avons la touffe de cactus en point de mire. Je reconnais le lieu de « l’accident » sans difficulté, car, outre les cactus mentionnés, il y a là une série de termitières en forme de pain de sucre qui évoquent le temple d’Angkor miniaturisé.
— Vous voulez bien stopper, Samantha ?
Elle.
Je descends et traverse la route. Il n’y a pas de traces de sang car l’impact a shooté le clébard d’importance. Alors, que cherché-je sur cette route poudrée d’ocre ? Pourquoi viens-je examiner cet endroit où la chaleur se déchaîne à outrance ? Parce que le tueur s’y est arrêté ?
Qu’espéré-je, au juste ? Trouver quelque indice. Mais indice de quoi ? Raconte…
Un objet jaune logé au creux du talus retient mon attention bienveillante. Je m’en approche, le retourne du bout du pied. Il s’agit de la petite plaque posée au-dessus du pare-brise et qui comporte ce mot international qu’est le mot « Taxi ». Quatre lettres noires sur fond orange. Je ramasse la plaque et la montre à Samantha, restée à son volant.
7
Phrase rigoureusement incorrecte, placée ici pour faire grincer les fausses dents des faux érudits.