— Exact.
— N’auriez-vous pas croisé une Peugeot 304 bleue et cabossée ?
— Si. Il n’y a pas tellement longtemps d’ailleurs.
Mon cœur y va d’un te deum (des familles). Ainsi j’ai vu juste. Ainsi je talonne le tueur. Pour un peu j’embrasserais Duboudin.
Je pressens le colporteur de brousse, en lui. Cette inscription sur les flancs de son véhicule est révélatrice. Il y a quelque chose de jovial, de prometteur dans ce « Tiens ! Voilà Duboudin ». Une manière cocasse d’utiliser un patronyme ridicule, de mettre les rieurs de son côté, quoi.
— Vous êtes dans le négoce ? questionné-je.
— Positivement, oui, rétorque mon samaritain.
— Et vous vendez quoi ?
Il pouffe :
— Du cul !
J’ai pour habitude de toujours éponger ma surprise, pensant, et je partage pleinement mon avis, qu’un homme qui se contrôle peut mieux contrôler les autres.
— Ça consiste en quoi ?
— Je parcours une partie de l’Afrique avec ce camping-car ultra-perfectionné. À l’intérieur j’ai deux belles putes que je renouvelle après chaque tournée.
— Et ça marche bien, le bordel volant ?
— Vous n’avez pas idée. Je suis connu comme le loup blanc. Il me suffit de stationner quelque part, dans une clairière, pour que les gars rappliquent. Et ils ne lésinent pas sur le prix. Je fais surtout dans le coopérant, le fonctionnaire, l’ancien colon, des chefs de villages aussi, côté indigène. J’éponge chaque bourgade jusqu’à la moelle. Je suis leur régal, à tous ces bons bougres.
— Les nouveaux missionnaires, en somme ? proposé-je, sans rire.
La formule le shoote.
— Bravo, je n’y avais pas encore pensé, mais y a de ça. Je répands le cul, comme les Pères blancs répandaient le christianisme.
— Vous êtes le de Foucauld de la fesse, renchéris-je. Combien vous dois-je pour l’essence, monsieur Duboudin ?
— Zob ! Cadeau ! Un compatriote en rideau, c’est sacré. Venez écluser une petite coupe, l’ami.
Et j’entre dans le bordel itinérant du cher Duboudin pour, justement, assister à une scène assez pas piquée des termites. Juge-z-en, l’abbé : les deux putes de mon dépanneur, excellentes dames de compagnie, et je dirais même de bonne compagnie, ont entrepris la belle Samantha.
Ces dames batifolent sur un canapé de travail recouvert d’une merveilleuse peau de loup synthétique. Elles forment, si j’ose m’imprimer ainsi, la parfaite chaîne du bonheur. Samantha se tient à quatre papattes, les pinceaux dans ses starting-blocks.
L’une des aimables pensionnaires de Duboudin lui déguste le centre d’attraction par-dessous son écrou de serrage, tandis qu’elle-même fait un brin de ménage dans le centre d’orientation de la seconde dame-pute. L’ensemble est plaisant, pousse-aux-sens et inspirerait le pinceau d’un peintre ou d’un tendeur.
— Regardez-les, regardez-les, fait Alphonse Duboudin, d’un ton d’indulgence, ces petites friponnes ne perdent pas de temps, hé ? Elles ont tout de suite reniflé que votre petite potesse marche au butane et te lui ont sauté sur le réchaud d’emblée. Faut dire que Ninette et Lolotte raffolent du gigot à l’ail. Tellement qu’elles sont saturées de bites, mes gredines passent leurs loisirs tête-bêche, à simuler le signe du poisson. Une vraie marotte. Alors vous parlez : une chatte toute fraîche, qu’elles n’allaient pas la laisser passer sans lui dire bonjour. Asseyez-vous, l’ami. C’est pas grand, mais on a son confort tout de même. Vous êtes d’accord pour une roteuse ? Dans cette putain d’Afrique, bien frappé, y a pas mieux. Si je vous disais que je m’en torche quatre par jour pour tenir la route. Autrefois, à Oran, je me goupillais un jardin secret à l’anisette pure, mais à la fin, mon foie demandait grâce. Mettez-vous là, vous serez mieux pour admirer ces dames en effervescence. Dites donc, elle en veut, votre copine. Elle n’est pas française, m’a-t-il semblé. Anglaise ? Oh ! Bon, tout s’explique. Là-bas, les bonshommes sont pas branchés sur le compteur bleu, hein ? Elles s’arrangent comme elles peuvent, les pauvrettes : avec des étrangers, des vibro-masseurs, d’autres frangines ; le plus souvent toutes seules, remarquez comment la plupart ont le médius de la main droite gercé. À la bonne vôtre. Ces demoiselles nous rejoindront plus tard quand elles auront achevé leur séance récréative.
« Seigneur, la vôtre, c’est une vraie professionnelle ! Mais elle va nous faire reluire Lolotte bel et bien, du train où elle s’active. Vous avez remarqué, parallèlement, le joli travail de sa main gauche ? Une virtuose ! Jamais Chopin n’a joué du piano comme ça, l’ami ! Et, dites, son petit mouvement de trot anglais, c’est le cas de le dire, pour accompagner le boulot de Ninette ! Chapeau ! Est-ce qu’elle monte aux asperges avec un pareil brio, l’ami ? Si oui, compliment, c’est l’exemple rarissime de la femme tout terrain.
« Comment trouvez-vous ce Rœderer ? Il supporte bien le dépaysement, non ? Faut dire que j’ai un caisson réfrigéré pour ma réserve. Alors, vous allez faire quoi, à Sassédutrou ? Import-export ? »
— Plus ou moins, réponds-je avec prudence.
Il n’insiste pas.
Mais demande :
— Pourquoi m’avez-vous demandé si j’avais croisé une 304 ? C’est un pote à vous ?
— Plus ou moins, réitéré-je.
Il désamorce la grimace réprobatrice qui lui venait. Un bavard déteste le laconisme des autres. Les idées saugrenues s’amoncellent dans sa grosse tronche éléphantesque. Elles me concernent. Il cherche à me situer avec précision. Enfin, son siège est fait, comme disait M. Galeries-Barbès. Pour me prouver qu’il sait à quoi s’en tenir à mon sujet, il soupire :
— Ça remue à Sassédutrou, les choses changent et y a à y faire…
Clin d’œil canaille.
Je me fends d’un autre clin d’œil non moins canaille pour lui donner satisfaction. Dialogue des carmélites dévergondées !
On boit. Lolotte prend son pied. Tu crois qu’étant pute, elle a appris à contrôler son panard quand le vase d’expansion lui déborde ? Fume ! Elle gueule pis qu’une petite-bourgeoise. S’étant envoyée aux quetsches, elle abandonne la partie en cours et de trio, le numéro devient duo, ainsi en est-il dans les formations de music-hall que la vie émiette au gré de ses fortuiteries.
— Brrrou, dit-elle en s’ébrouant, vous parlez d’une gourmande, celle-là. Comment qu’elle m’a dévasté la case trésor ! Je crois qu’on ne m’avait encore jamais briffée de cette manière, m’sieur Alphonse. J’en ai les jambes qui tremblent. Une coupe va me rétablir.
Elle est brunette, chiffonnée, plaisante.
— Vous devez pas vous ennuyer, avec une brancardière pareille, me dit-elle.
M. Alphonse lui verse à boire. Puis, à moi, toujours parfait homme du monde :
— Si leur matinée enfantine vous a mis le cœur en fête, Lolotte se fera un plaisir de vous bricoler une petite pipe de courtoisie, l’ami. Ne vous gênez pas, c’est la maison qui régale.
Je décline avec effusion. Ce serait avec plaisir, mais j’ai école et, puisque maintenant mon réservoir le permet, je dois reprendre la route.
Justement, Samantha monte au fade à son tour, avec des couinements de gorette britannique.
Nous allons pouvoir prendre congé.
T’imagine pas que Sassédutrou soit une vraie ville.
Pas du tout le moins. Il s’agit d’une grosse bourgade africaine, avec une rue principale bordée de magasins modestes. Au milieu de la rue, la coupant en deux : une place avec quatre palmiers poussiéreux, des bâtiments administratifs, un flic somnolent, quelques marchands ambulants. Dans la périphérie, il y a le quartier indigène à l’est, et à l’ouest, le quartier résidentiel, comme dans presque toutes les localités du monde. Ce dernier comprend quelques solides demeures blanches et bleues, flanquées de jardins, de pelouses, avec aussi une piscine parfois, et surtout de l’ombre fraîche là où il en faut pour pouvoir dormir, baiser ou boire son whisky sans suer comme une fondue savoyarde. L’une de ces maisons, plus grande que ses copines puisqu’elle comporte deux étages, s’appelle « Grand Hôtel-Palace ». J’y vois le drapeau ivoirien, bien joli, moi je trouve, puisqu’il représente le drapeau irlandais à l’envers. Un parking abrité par des roseaux tressés héberge quelques bagnoles unifiées par la poussière ocre. Un groom loqué de vert, avec galons orange, lit un très ancien numéro de Lui datant d’avant sa parution et qui a soutenu les élans d’onanisme d’un grand nombre d’adolescents noirs depuis qu’un touriste l’a oublié dans sa piaule.