Le soleil n’étant plus au zénith, mais un peu plus à gauche, au-dessus du bazar, je décide de réaffronter ses rigueurs. Le Gros rechigne un peu, fait le plein de champagne, manière de se préparer une fraîcheur du tube digestif, et gobe la Valère ! (comme le dit volontiers le cher Jean Desailly). Quelques bibises à la ronde, une ultime pelotée de dargifs, juste pour les choses de l’amitié, et en route bonne troupe !
L’animation est revenue sur la ville. Y a de la bagnole, du monde, des cris, un chatoiement (de Lady Chatterley, à moins que tu ne préfères : « Crime et chatoiement », avec ma pomme il en pleut comme vache qui épice) de couleurs où dominent les bleus, les beaux bleus intenses d’Afrique.
Le Chari varie. L’air zonzonne comme une ligne électrique. Mon complet assouvissement organique me plonge dans un état d’euphorie sacerdotale ravissant. Je me sens kif Mathurin Popeye après sa goulée de spinach. Vroum ! vrrroum ! Je tourne rond, plein gaz ! Sus ! Sus ! Pétarade du mental. L’énergie me jaillit des pores comme, après un vigoureux brossage, le sang des gencives. Je vais tout fracasser, moi, tu sais ! Et que je ne crains personne, moi, tu sais !
— Marche pas si vite, époumone Béru, t’as becqueté du lion ! Et d’abord, où qu’tu vas ?
— Je ne sais pas, mais je vais bientôt y arriver, promets-je. Bon, faut que je te pose une question : comment t’y prendrais-tu, toi, pour renouer avec la piste du tueur ? Tu visiterais les hôtels de la localité ? Tu arrêterais les passants en montrant le portrait robot ? Raconte pour voir, ça m’intéresse. Non ? T’es sec comme tes claouis ? Alors je vais essayer de faire sans toi, mon pote, comme d’habitude.
D’abord, les hôtels, il n’y faut pas songer quand on vient de se faire déposer dans un zinc dont on a bousillé le pilote. Stromberg est de plus en plus aux abois (il jappe déjà !). Il s’est donc rendu à un endroit précis où il était assuré de trouver asile et sûreté. Ce lieu, privilégié pour lui, c’est fatalement un coinceteau particulier. Il convient par conséquent de déterminer les lieux particuliers de Gagnoa.
Sans coup ni férir, je vais rejoindre le papa Gauguin-Dessort, toujours debout et concentré devant son chevalet, peignant son coin d’Île-de-France avec dévotion, en transes ou presque, ne s’interrompant que pour contempler la place bigarrée afin de vérifier que ce qu’il brosse correspond parfaitement à la réalité environnante.
Le maître de l’École antinomiste s’extrait de son état second pour nous sourire. Nous le remercions chaleureusement (ici ce n’est pas difficile) de son royal accueil. Puis l’ayant derechef (de gare) complimenté à propos de son rechef-d’œuvre, je lui expose le mobile de notre venue dans cette coquette cité.
Il m’écoute, et son visage se modifie. S’altère (ce qui est logique avec une pareille chaleur). Il rembrunit. Il amaigrit sous nos yeux. Son souffle devient rauque (comme Feller). Un vent de haine lui sourd (mais il va mettre un Sonotone) des naseaux.
Quant à son regard, il lance des éclairs qui ne sont ni au café, ni au chocolat.
— Flics ! fait-il, d’une voix agonisante de trop tout. Flics ! J’ai nourri des flics ! Ô, Seigneur, pourquoi m’as-tu laissé dériver jusque-là ? Ils ont mangé dans ma vaisselle ! Je vais devoir la briser menu, la réduire en poudre ! Ils ont bu mon vin venu de France ! Ils ont baisé les femelles de mon harem ! Comment réparer sur ces donzelles pareille souillure ? Les baigner dans de l’alcool à quatre-vingt-dix ? Passer leurs chattes insanes au lance-flammes ? Non, non ! Les remplacer, oui. Les flanquer dans une bétaillère et les faire conduire très loin d’ici, aux confins du désert, pour qu’elles s’y dessèchent comme des gazelles mortes ! Des flics ! Et je leur ai souri, parlé, serré la main ! Ma main qui peint, misère ! Ma main qui peint ! Pourra-t-elle reprendre le pinceau, désormais et interpréter mon génie ? Que faire ? Sera-t-il possible de lui redonner un jour sa dignité de main ? Lourdes ? La tremper dans l’eau miraculante ? Peut-être ! Oui, pourquoi pas : Lourdes ! Qu’elle fasse la charité aussi, et que les pauvres la baisent. La rédemption de ma main par la gratitude d’autrui. Et ils restent là, ces deux purulences, à contempler mon tableau, le rendant nul et non avenu. Ah ! charognards !
Il se met à lacérer sa toile avec le couteau servant au mélange de ses couleurs.
— Fuyez ! Fuyez ! nous crie-t-il. Fuyez avant que je ne vous en fasse autant, abominances !
Nous nous mettons à reculer, pour tenter, coûte que coûte, de lui épargner l’infarctus. Ses invectives rameutent la populace. Ça grouille d’aimables Noirs hilares qui nous regardent en se poilant. Un Blanc souille de sa grisaille hépatique cette foultitude d’ébène. Je m’adresse à lui : c’est un grand gros, avec une casquette de toile bleue, de la barbe en instance, un regard débordant de scotch et un bide couveur de cirrhose.
— Dites, il est siphonné, ce vieux, ou quoi ?
Il hausse les épaules :
— Le père Gauguin ? Non, pas particulièrement, mais il a ses crises parfois quand une gueule ne lui revient pas. C’est un ancien bagnard. Jadis il a été accusé d’avoir assassiné ses parents. Il a tiré plusieurs années à Cayenne, jusqu’au jour où son avocat a découvert un élément nouveau qui a permis la révision du procès, puis sa réhabilitation…
J’acquiesce. Tout s’explique. Ça et le reste. Les hommes ont toujours des motivations qui justifient leur comportement.
— Il y a un bon hôtel, dans le secteur ? demandé-je à mon terlocuteur.
— Il y a le Sphinx, au bout de la place.
Il nous détranche sans complaisance, le gros mec, comme s’il partageait d’instinct l’aversion du vieux peintre pour nos personnes.
La tentation me vient de le questionner pour en apprendre un bout sur le pays et ces fameux lieux « particuliers » que je subodore ; mais il se montre si hermétique, brusquement, et si proche de la franche hostilité que je renonce. Il doit bien y avoir d’autres personnes à Gagnoa susceptibles d’éclairer ma lanterne, non ?
Alors, viens ici qu’on se marre : nous nous esbignons à pas de laboureurs jusqu’à l’hôtel Sphinx ; mon idée est d’y retenir deux piaules manière de nous assurer un P.C., puis de partir en chasse.
Et juste comme nous atteignons ce coquet établissement, une Pigeot 504, en bon état, s’arrête devant l’hôtel. Elle est pilotée par un Blanc plus que blanc, puisqu’il est blond et rose. Chose pas solite dans ce pays, l’homme est en complet de ville mal coupé, dans les tons passe-partout. En plus, ce nœud porte un bitos de feutre gris à ruban noir. Mais là commence seulement ma surprise (en anglais my surprise), car, à peine la chignole vient-elle de stopper, qu’un couple sort de l’hôtel.
Un couple de Blancs.
Elle, c’est Arabelle Stone, la gonzesse du train de Londres qui s’est fait alpaguer par des Soviets à Victoria Station. Lui, c’est un Russe, ou en tout cas un Slave (à grande eau), pas besoin d’être notaire, ni même grand clerc, pour piger ça au premier coup d’œil. Sa physionomie est déjà un début de passeport. Les yeux, la mâchoire, la coupe de cheveux, tout chez ce quidam est révélateur.
Le couple grimpe dans la 504, laquelle démarre sans plus attendre.
Le Mastar murmure :
— Est-qu’t’as vu c’qu’ j’ai vu, Mec ?
— Il me semble, le rassuré-je.
On demeure comme deux admirables nœuds, à regarder la fumaga bleutée de l’échappement. La guinde vire sur la droite (par rapport au détroit de Béring, mais disons sur la gauche, si on se réfère au cap Horn) et disparaît.