Je repousse le revolver. Stromberg ne peut s’empêcher de suivre sa trajectoire. Avant que celle-ci se termine, j’opère une triple action, qu’on va tenter d’y voir clair dedans, comme exprime le Gros. Mon panard shooteur continue de s’élever et termine dans le ventre tout rond du gamin, l’expédiant à la renverse, ma main gauche a saisi la fille au cou pour la propulser de côté : dont acte. Quant à ma tête de Rodin, elle est partie franc dans la margoule à Jan Stromberg. But ! Ça craque. Le mec fléchit. Vachard en plein, il tente de me planter avec son putain de pointeau et parvient à me le filer sous le bras, me viandant au niveau de l’aisselle. Entraînés par mon élan, nous tombons sur le vieillard mort. Machin est étourdi, mais pour ce qui est de récupérer, pardon ! Et pour le karaté, merci bien ! Je suis un enfant de chœur, comparé. Il me place un chignoleur à trille, plus un gournazeau bancal et m’achève d’un clodomir en cru carabiné.
Mon corps s’insensibilise. Je me sens des fourmis de partout. Coup raté ! Tout est fini. L’honneur dans l’oigne ! Bye bye, maman.
Mais que tu ne sais pas ? Quelqu’un me file furtivement un truc métallique dans la main droite. Je saurai dans un instant que c’est l’un des vieux Noirs qui a ramassé le revolver et me l’a fourré en pogne.
À cet instant, Stromberg qui était à califourchon sur moi et qui n’a pas vu le gag se redresse, brandissant le pointeau au-dessus de mon visage. Holà, holà, là ! Un physique de théâtre tel que le mien ! Non, mais il délire, ce nœud volant. Je ramène le feu vitement vers son flanc et presse la détente (et non pas la gâchette, comme ils écrivent la plupart des fois, ces ignares. C’est la détente qui agit sur la gâchette).
La praline lui flashe un poumon, vrrran ! Il soubresaute, ouvre grand la gueule et les yeux. Incrédule, tiens donc ! J’en profite pour remonter mon bras, et placer l’orifice du canon au niveau de ses yeux exorbités.
— Je t’avais prévenu que ça ne pouvait pas aller encore loin, murmuré-je.
Et mon index enfonce le petit bout d’acier. La crosse devient chaude. J’ignore combien de valdas sortent de ce feu. Assez, toujours est-il, pour lui mettre la frite en compote. Il s’abat, non pas comme un chêne qu’on. Mais comme un loup-cervier cerné à la corne d’un bois, tu sais ? Oubliant grand-père défunté, les copains noirs me chantent des louanges impérissables en se grattouillant le trou du luth.
No Béru !
Par contre, de la populace, et des poulets avec leurs voitures sommées de phares gyroscopiques. Quel brouhaha, du tohu-bohu, bordel, chienlit ! Je reste à distance. Non : pas de Gravos, à moins qu’on ne l’ait déjà embastillé ? On dirait que toute l’agglomération est laguche, au grand et en petit complet. Vêtements indigènes en majorité : boubous de couleurs, dont certains brodés. Pieds nus ou babouchés. La foule, comme toutes les foules, sent la ménagerie. Il suffit qu’ils soient en groupe pour que les hommes démontrent leur appartenance au règne animal. Ça jacasse ferme.
Je me tiens dans l’ombre tiède de la place, sous les palmiers cosmiques à confluence épisodique. Fin de Jan Stromberg, le sanglant ! Cette rumeur de population en effervescence me paraît célébrer l’événement. Un individu de grande malfaisance n’est plus.
Mais où est donc Bérurier ?
Il manque à ma sauvage allégresse. « Voyons, mon petit gars, me dis-je familièrement, qu’aurais-tu fait à sa place ? Il venait d’échapper à un nouveau massacre de Stromberg, je coursais ce dernier tandis qu’il contenait de son mieux la survenance des clients de l’hôtel Sphinx. Et après ? »
Après, il a dû songer à me prêter tu sais quoi ? Oui : main forte. S’est élancé sur mes, tu sais quoi ? Oui : talons. Ne m’a pas trouvé. Alors, s’est dit qu’il fallait battre le ce que tu sais pendant qu’il est comme tu sais et il aura filé chez pépé Gauguin-Dessort, l’illustre peintre en mièvreries figuratives, manière d’en savoir un peu plus sur tout ça et le reste.
Conclusion : retraverse la place, vaillant Cent-ans-de tonneau et cours rescousser si besoin haie afin de porter haut les couleurs de la France.
Toujours prendre l’adversaire au dépourvu dans la mesure du possible. Aussi ne sonné-je pas à la porte, mais l’ouvré-je au moyen de mon éternel Sésame.
Tout reposait dans Ur et dans Jérimadet…
La cabane est silencieuse. On ne perçoit que le grignotement d’une horloge de prix, quelque part. Le moins qu’on puisse dire est que le peintre se soucie peu de la mission du tueur et de son maître d’hôtel au Sphinx.
Le parfum des nanas flotte dans l’air à la ronde. J’hésite dans la pénombre. Le clerc de Maître Lune éclaire l’entrée, en provenance de la baie du salon. Le moment n’est-il pas venu de poser mes godasses ? Je les abandonne près de l’entrée, la pointe tournée vers la lourde, prêtes à être enfilées, ces salopes, en cas de départ précipité.
En chaussettes de cérémonie, je gagne l’escadrin conduisant to the first floor, feu en main, malgré qu’il soit vide, car j’ai balancé tout le bonheur dans la poire à Stromberg ; mais enfin, un revolver vide intimide davantage quelqu’un qu’un pot de confiture plein, tu vas te démerder d’en convenir avant que je me fâche. Ça y est ? Merci.
J’ai déjà mon premier pied sur la première marche, car à tout seigneur tout honneur, lorsqu’il me semble percevoir un bruit étrange venu d’ailleurs, et ce n’est pas du premier. Me ravisant, j’abandonne l’escalier pour me rendre vers les communs, là que se trouvent l’office, la cuistance, la buanderie et autres coulisses de l’emploi. Je tends l’oreille. Le silence seul me répond, comme l’écrirait le romancier que je te causais une centaine de pages plus avant.
Alors bibi, surprenant dans ses réactions thermidoriennes, au lieu de remuer tout le navire, je retire un tabouret en formica véritable de sous la table et y dépose soixante-dix et quelques kilogrammes d’individu en ordre de marche. J’attends… Quoi ? Tout ! J’écoute… Quoi ? Rien ! Drôlement passionnant, n’empêche. Le silence, le clair-obscur de Werther… Des odeurs safranées. Un laps de temps important passe. Et une sensation, confuse au début, s’affirme en moi. Quelque chose d’imperceptible que mes antennes ont néanmoins perçu. Je vais te dire quoi t’est-ce. Tu sais, dans Paname, t’es là, assis dans un square, au soleil, à rêvasser. Quelques piafs mélodisent dans les platanes, et puis un frémissement profond a lieu sous tes pinceaux. Tu dérêvasses en te demandant ce dont. Et tu te dis : ah, oui : le métro. Ici, dans la cuistance, c’est kif-kif bourricot.
J’éprouve cette notion de vie souterraine. Et vite je me file à plat ventre sur le sol, vu qu’il n’y a pas encore le métro à Gagnoa et que je veux absolument piger la nature de ce frémissement. Me faudrait un stéthoscope. J’entends malgré tout un bourdonnement.
Pas d’erreur : des gens existent sous la chape de ciment.
Je passe dans le couloir pour écouter encore. La lointaine rumeur de vie continue. Et moi, afin de délimiter le territoire secret, de poursuivre cette étrange auscultation du sol, comme Gulliver ausculterait un géant. L’opération me conduit dans le merveilleux jardin tropical. Les dalles des allées, quand on y colle l’oreille, laissent passer l’étrange respiration souterraine. J’accède à une construction octogonale, aux cloisons de verre, sorte de jardin d’été, contenant un bel échantillonnage de la flore du Bassin Parisien.