— Une couverture que le contrôleur m’a prêtée après m’avoir fait signer une décharge et verser une caution. Comme nous sommes dans un chemin de fer qui dessert les îles britanniques, un homme en kilt passe inaperçu.
Confiant, il rallume son mégot.
Le curé demande à la dame la permission de baisser la vitre, biscotte l’odeur.
La dame dit que voui et que des gens pareils ne devraient pas voyager.
Pinaud, invexable en la matière (fécale), s’applique à lui narrer sa gastrite et le comment elle dégénère lorsqu’il commet la fatale erreur de consommer des denrées inadéquates. Ça finit par intéresser la personne. À force de gentillesse, Baderne-Baderne parvient à faire oublier son odeur.
Au bout de peu, après avoir beaucoup parlé de melon et d’omelette mexicaine, on atteint Victoria Station. Chère vieille gare, si intensément anglaise !
L’édifice le plus britiche, sans doute, après Buckingham Palace.
Je rassemble mes auxiliaires (l’un s’appelle Avoir, et l’autre Être) pour une conférence en rond (donc une circonférence) au top niveau.
— Attention, mes biquets, vous avez bien retapissé la gonzesse, n’est-ce pas ? Chacun de nous va entreprendre de la filer séparément afin de multiplier nos chances de ne pas la perdre. J’ai acheté des livres avant de partir, je vais vous en refiler.
— Si tu croyes qu’on aura l’temps de bouquiner ! grommeluche l’Enflure.
Je sors des billets à l’effigie de Mme Edimbourg née Windsor et démontre à sa Majesté Béru Ier qu’il y a livre et livre.
Là-dessus, le convoi stoppe dans des cris de ferraille, et un haut-parleur nasille en anglais que nous sommes arrivés.
Voyageurs sans bagages, nous déboulons sur le quai. Londres a une odeur particulière qui est celle de la pomme de terre frite refroidie et celle du papier journal moisi, étroitement conjuguées.
Mais j’aime cette odeur. Cette ville est pour moi un continuel enchantement, sans que je sache au juste expliquer pourquoi. Je m’y sens bien, avec ce capiteux sentiment de retrouver enfin un pays que l’on a quitté depuis très longtemps, voire avant sa naissance.
Je me rapproche d’Arabella Stone afin de ne pas la paumer dans la foule. Ça me permet de t’affirmer une chose : elle a un cul inouï à force de fabuleusité. En le contemplant, tu comprends de façon formelle que c’est cela un cul, cela et pas autre chose. Les autres ne sont que tentatives avortées, malfaçons soldées, ébauches inabouties. Quel trésor ! Tu le suivrais jusqu’au bout du monde, ou mieux : jusqu’à l’Hôtel des « Deux hémisphères ».
Le flot s’écoule lourdement, comme toujours dans les gares. T’as ceux qui ont peu de bagages et sont pressés, ceux qui en ont beaucoup et s’organisent pour les véhiculer, ceux qui en retrouvent d’autres, plus une chiée de catégories moins définies.
Arabella marche d’un bon pas, n’étant armée que d’un sac à main et d’une samsonite de faibles dimensions. Elle s’apprête à quitter le quai lorsqu’elle est brusquement stoppée. Si brutalement que je manque l’emplâtrer par-derrière, comme s’il s’agissait de Jacques Chazot J’opère un pas de côté et la dépasse, mine de rien. D’un coup d’œil je retapisse la situasse : la fille vient d’être abordée par deux hommes et ils conversent à voix very basse. L’un d’eux tient quelque chose dans le creux de son énorme main et le montre à Arabella. Je continue mollement, freinant ma marche. Béru se pointe à ma hauteur.
— T’as vu ce micmac, mec ? il chuchote sans me regarder.
— Fonce à la sortie retenir un taxi !
Il.
À cet instant, un vieil Écossais aux jambes musclées comme des baguettes chinoises me double en clamant :
— Vite ! Vite, the lavatories, please ! Le melon ! Le melon ! Oh ! Seigneur ! Where are the lavatories, please ?
L’Écossais se perd dans la foule pour aller déguster son destin.
Les escorteurs d’Arabella sortent de la gare. L’un d’eux adresse un signe discret à une voiture en stationnement, laquelle s’avance lentement, sous le regard placide d’un policeman imperturbable. Le trio prend place à l’arrière.
Je mate désespérément, cherchant le Gros des yeux, l’appelant de mes vœux, le hélant de mes ondes intrinsèches.
Il est en converse avec un taxi-driver ronchon. Lequel dénégate du chef.
Je me précipite.
— Police ! aboyé-je, suivez l’Austin noire qui démarre.
Le chauffeur, un type grisonnant, à la figure couleur brique, me défrime à l’aide d’un regard quasiment blanc à force d’être trop bleu.
— Hé ! doucement, gentleman ! me rétorque-t-il. Pour qui me prenez-vous ?
— Pour un homme qui ne sera pas mécontent d’empocher dix livres de pourboire, réponds-je avec un à-propos forcené, en lui présentant le billet incriminé.
Le gars continue d’imperturber, toutefois il ramasse la bank-note et soupire :
— Je préfère ce genre d’argument, gentleman.
— Nous allons les perdre ! m’impatienté-je, constatant qu’il ne démarre pas en trombe, ainsi qu’il siérait à la circonstance.
Mais le taxi-driver ne perd pas les pédales de son tacot.
— Ça m’étonnerait, dit-il, un régiment de horse-guards est en train de défiler, qui bloque momentanément la circulation.
Et voilà que son moulin mouline et qu’on cahin-cahate au fion de la voiture à suivre.
— Tu croyes qu’c’est des poulardins qui l’ont sautée ? murmure Béru, en montrant du doigt le pot d’échappement de l’Austin, stoppée effectivement à quelques encablures.
— De la manière dont les choses se sont passées on pourrait le croire en effet.
— Mais ?
— Non, rien…
Le Mammouth ne s’en laisse pas conter par mon laconisme, si je puis m’exprimer ranci.
— T’as un’aut’idée derrière l’bulbe, mec. Vas-y, accouche !
— Ça ressemble à une arrestation, les deux hommes ressemblent à des flics, mais ils ne ressemblent pas à des Anglais. À part ça la mer est bleue, le ciel est vert, ne laisse pas ta braguette ouverte.
— Y ressemb’t’à quoi, si ce ne sont à des Rosbifs ?
— À autre chose, Gros. Dans la vie, on est britiche ou autre chose. Eux, ils paraissent être autre chose.
À cet instant, le chauffeur enrichi de dix livres tout ce qu’il y a de sterling, déclare de sa belle voix de basse constipée :
— On dirait que la vie n’est pas toute rose dans l’Austin qui vous intéresse, gentlemen.
Je scrute. Effectivement, une portière vient de s’entrouvrir, qu’on tente de refermer. Elle se rouvre, on la relourde. Ça dure commako un instant, et puis celui qui veut la garder fermée a gain de cause et tout redevient O.K.
— Elle a essayé de jouer la belle, non ? remarque Béru.
— On le dirait.
On ne peut rien voir par la lunette arrière, car elle est pourvue d’une espèce de store, dit vénitien, dont les lames sont à la verticale.
— On pourrait p’t’être y donner un coup d’main, non ? Biscotte si c’est pas une arrestation, c’t’un kidnappinge, exaguete ?
— Voyons d’abord où on l’emmène. Je peux me gourer. Si par hasard il s’agissait de flics anglais, on aurait bonne mine de jouer les commandos suicides en plein London.
Les grands connards à cuirasses et crinières achèvent de défiler sur leurs canassons et la circulanche reprend.
Peu rapide, vu la densité du trafic.
Filer une chignole, c’est du velours. Suffit de l’avoir dans le collimateur et de ne pas se laisser biter à un feu rouge. Notre taximan est un expert. Il évolue dans le flot pestilentiel comme un suceur de bites dans une pissotière montmartroise. Faut lui voir le brio, à Johnny. La manière qu’il ne s’en laisse pas compter, filant un coup de jus quand les autres risquent de nous décoller, toujours en prenant soin de ne pas se placer pare-chocs contre pare-chocs. Il a la filature désinvolte. On est tombés sur un as.