D’où cet appel in-extremis. Un employé des douanes affirme avoir vu la femme du businessman quitter le hall avec le gars en question ; elle paraissait très abattue.
Depuis on n’a plus de nouvelles…
Je jette le baveux sur ma carpette, je dépose mon plateau sur une chaise et en quatrième vitesse je m’ablutionne et me vêts.
— Tu sors ! s’étrangle ma bonne Félicie en me voyant déhotter dans mon bath costar à rayures.
— Je ne serai pas long, promets-je en l’embrassant.
Une demi-plombe plus tard, je sonne chez le Gros.
Je tiens à la main un bouquet de colchiques acheté d’urgence à une marchande de végétaux et j’ai mis au point mon sourire le plus duveteux. C’est justement la mère Jambe-en-l’air qui délourde. Elle a enroulé son saindoux dans une robe de chambre en satin blanc agrémenté de feuilles de philodendron. Telle, elle ressemble à la forêt vierge, en plus touffu.
Ses lampions lancent un éclair en zig-zag lorsqu’elle me constate sur son paillasson.
— Vous ! grogne-t-elle en laissant béer son décolleté.
Je réprime mon vertige.
— Chère amie, fais-je en battant de la paupière, je viens faire amende honorable.
— Ah oui !
Je lui cloque mon bouquet. À côté d’elle, il fait minuscule. Il l’émeut pourtant. Elle le happe et consent à sourire.
— Vous avez été un petit polisson, hier soir, commissaire.
— Je sais, admets-je. Il ne faut pas m’en vouloir.
Elle me tend la main. N’ayant pas de monnaie à y déposer, je hasarde la mienne.
— Tout est oublié, assure-t-elle en me broyant trois cartilages.
— Tout ! gémis-je.
— Allez, on s’embrasse pour faire la paix, gazouille l’épaisse créature.
Elle m’attire contre son massif de philodendrons si brutalement que j’en ai le souffle stoppé. Sa bouche goulue se plaque contre ma joue, pas très loin de mes lèvres.
Le dos rond, je laisse passer le typhon.
CHAPITRE IV
Bérurier qui sort de sa chambre, vraiment impec dans un pyjama ayant servi primitivement à Jumbo, l’éléphant savant, pour son numéro au cirque Amar, est ravi par ce témoignage de paix. Son rêve secret serait de voir sa bergère en bons termes avec tous ses amis. Il m’a d’ailleurs été donné de constater au cours de mes pérégrinations que beaucoup de maris sont ainsi. Chaque homme, même le plus jaloux, n’aspire qu’à trouver sa gerce dans les bras de son supérieur hiérarchique. Il y décèle comme une promesse. Et disons-le, quitte à chiffonner la morale, c’est un peu vrai. De là sans doute cette croyance populaire quant à la chance des cocus.
— À la bonne heure ! tonitrue le Gros. J’aime mieux ça !
Ces braves gens me convient à petit-déjeuner en leur compagnie. J’accepte pour ne pas les désobliger et la Grosse m’entraîne, mutine, devant un bol de cacao plus onctueux que tout un conclave de cardinaux.
— Chère Berthe, attaqué-je, pour le plus grand ravissement de mon subordonné, lorsque vous m’avez baillé votre mésaventure, j’ai de prime abord été sceptique, ainsi qu’il vous a été donné de le constater.
Ce langage plus étudié qu’un Comet à réaction lui porte au soutien-gorge. Ses deux sacs de farine s’enflent démesurément. Elle passe sur sa moustache irisée de Van Houten une langue à côté de laquelle la peau d’un crapaud semble plus lisse que du parchemin.
— J’étais certaine que vous reviendriez sur ce premier sentiment, me balance-t-elle.
Elle donne une tape réprobatrice sur le poignet de son verrat parce qu’il plonge ses quatre doigts plus son pouce dans son bol afin d’immerger complètement sa tartine.
— Il me serait agréable que vous me donnassiez un signalement détaillé de l’homme qui vous kidnappa aux Champs-Élysées.
Berthe boit son cacao. Le bruit de sa déglutition est semblable à celui que produit un moteur hors-bord qui aurait des ratés.
— Il était grand, commence-t-elle. Il portait un costume en tissu léger, malgré la saison…
— Quelle couleur ?
Elle plisse ses délicates paupières de vache heureuse :
— Pétrole !
— Ce qui est tout indiqué pour un Américain…
Le rire du Gros fait trembler le pot à lait.
— Ce qu’il est marrant quant il se met à débloquer, ce San-A. ! pouffe-t-il.
Là-dessus il va chercher, mine de rien, un litre de gros rouge dans le buffet et, sans manière, soucieux d’éviter un surcroît de vaisselle à sa poupée d’amour, il verse une rasade d’un demi-kil dans son bol où subsiste encore du cacao.
Maintenant je ne doute plus que Berthe ait bonni la vérité. La description qu’elle vient de me faire est conforme à celle que le journal donne du type de l’aéroport.
Pas d’erreur ; ou plutôt si, une grosse erreur à la base ; les kidnappeurs se sont gourés, lundi passé. Ils ont pris la Berthe pour Mrs Unthell. Sans doute avaient-ils pour mission de séquestrer la femme du businessman ? Mais le zig qui commandait le travail est arrivé ; il doit connaître la ricaine et il s’est aperçu que son manœuvre avait fait fausse donne. Alors les autres ont joué leur va-tout après avoir libéré la mère Béru… Ils ont dû aller à l’hôtel de Mrs Unthell, là on leur a appris que la dame prenait l’avion pour les States et ils ont bombé jusqu’à Orly…
Mon cerveau se frotte les mains, si j’ose cette métaphore. Votre petit San-Antonio va se payer des vacances à sa façon.
Je vois d’ici le pif que vont faire mes collègues de la P.J. lorsqu’ils apprendront que j’ai dénoué cette affaire ; car je ne doute pas un instant du succès de l’enquête. Le canard à l’appui, je mets le couple au courant des derniers événements.
— Vous comprenez, fais-je, les gangsters se sont mis le doigt dans l’œil. Ils ont pris Berthe pour la femme de l’Américain, d’ailleurs voyez : la ressemblance est frappante.
Alors là, la Gravosse me joue un concerto de grandes orgues ! Elle glapit au scandale. D’après elle, son fin minois n’a rien de commun avec l’image de cette grosse bonne femme hommasse qui s’étale dans le baveux.
Consternation de son jules qui se dope en liquidant subrepticement le litron de rouquin.
Je calme la houri en faisant appel à ma diplomatie.
— Chère Berthe, quand je parle de ressemblance, je me comprends (tu parles !) je veux dire que si l’on se réfère à la morphologie intrinsèque des visages, on constate dans la structure dominante une concomitance due à l’appartenance de vos faciès au groupe B du tableau supérieur zoologique dont parle Cuvier dans son fameux traité.
Je reprends mon souffle.
— N’est-ce pas ? fais-je au Gros qui a suivi la trajectoire avec des yeux ronds.
— Exactement ce que je pensais, assure-t-il.
La Berthe a un temps de méfiance ; il semble qu’un nuage chargé de pluie étale une ombre menaçante sur sa frite. Puis elle se détend. Son époux me glisse dans les cornets :
— T’aurais dû te faire marchand de salades.
— Berthe, je vais vous réquisitionner, attaqué-je.
La suzeraine à Béru prend son regard à la Marlène Dietrich amélioré Pauline Carton.
— Oh ! commissaire… Me réquisitionner.
J’ai des sueurs froides. Faudrait pas qu’elle se méprenne. C’est pas pour une partie de chameau que je veux l’embarquer.
— Oui, ma bonne amie, grâce à vous nous devons pouvoir retrouver la maison où vous fûtes conduite.
Elle bée.
— Mais c’est impossible. Je vous ai dit que…
— Qu’on vous a endormie, je sais. Pourtant nous devons essayer par recoupement d’aboutir.
— San-A. a raison ! s’écrie Bérurier. Tu es le principal témoin, en somme !