— C’est aussi un détail qui peut avoir son intérêt… Continuez et le tableau de la mystérieuse maison se précisera davantage… Nous en sommes à un pavillon de deux étages en limite de parc côté Seine, dont l’allée se termine par un caniveau… Voyons, lorsque vous étiez enfermée, vous avez dû essayer de regarder par les fentes des volets fermés, je pense ?
— Impossible, ça n’était pas des volets ordinaires, mais des rideaux de bois qui s’enroulent. Le mien était tenu du bas par un cadenas…
Je l’embrasserais, si je ne redoutais pas de m’écorcher à ses cactus.
— Dix sur dix, Berthe. Vous me donnez là une nouvelle précision importante : l’habitation n’a pas de volets mais des persiennes enroulées…
« On peut déjà commencer à la chercher sérieusement, tu ne crois pas, Béru ?
Le Gros ne moufté pas. M’étant retourné, je constate qu’il pionce à nouveau.
— Alors ! hurle sa moustachue.
Mon collaborateur sursaute.
— Hein, quoi, qu’est-ce qu’il y a ?
Furax, je lui conseille d’aller se faire considérer chez les Helvètes, et je me mets à rouler tout doucettement en regardant bien chaque maison.
De temps à autre, je freine devant une construction correspondant à la description que nous avons bâtie. C’est un portrait-robot en quelque sorte. Un portrait-robot de baraque. Mais chaque fois nous décrochons. Quand la maison a deux étages elle n’a pas de stores à glissière et, quand elle les a, il n’existe pas de caniveau à proximité.
Moi, vous me connaissez, j’aime bien le mystère, mais, quand il m’oblige de tourner en rond trop longtemps, il me cloque la nausée. J’aime aussi le sous-bois automnal, surtout lorsque je le déguste en compagnie d’une créature porteuse de bas pain-brûlé et dont les jarretelles ont une élasticité convenable. Mais avec ce couple on cent-kilose.
Je stoppe une fois de plus devant une grande bâtisse à deux étages. Il y a un caniveau devant l’entrée ; manque de bol les volets sont normaux.
— C’est un vrai piège à rat, ce parc, soupire le Gros, on n’arrivera à rien, mec.
Sa femelle n’est pas plus optimiste. Je me demande si on va jouer les prolongations lorsque j’avise un petit garçon boucher qui radine à vélo. Je lui fais signe. Mignon gamin. Grand comme une botte (de radis), coiffé à la Filox (c’est ras) l’œil aussi pétillant qu’un verre de Perrier (fournisseur de feu sa Majesté le roi d’Angleterre) portant une veste de garçon boucher, un pantalon de garçon boucher et une sacoche de garçon boucher ; boucher lui-même, fils de boucher, futur père de bouchers (seront certainement des garçons), il obéit au geste et serre ma voiture de près.
— M’sieur ?
— Dis-moi, fiston, tu dois connaître tout le monde, ici ?
— Pas tout le monde, rectifie ce modeste coltineur d’animaux dépecés.
— Écoute bien, je cherche des amis qui habitent le parc, pas très loin de la Seine, dans une maison assez grande, dont les fenêtres ont des volets à glissière, tu vois ce que je veux dire ? Ils possèdent une auto américaine bleu et jaune, plus peut-être une camionnette 403 et ils seraient Américains eux-mêmes que ça ne m’étonnerait pas… Peux-tu me renseigner ?
Le gamin est décidément moins bouché que son accoutrement ne le laisse présager. Il se concentre comme une dragée de Viandox en actionnant machinalement le timbre de son vélo, ce avec une telle frénésie que je me contiens pour ne pas le gifler.
Les secondes s’écoulent, oppressantes. À Cap Canaveral, lorsqu’on attend le faux départ d’une fusée inter-sidérante, on n’est pas plus tendu que le gars mézigue en ce moment.
Enfin, le porteur d’entrecôtes hoche la tête.
— Écoutez, attaque-t-il de sa délicieuse voix de castré (dans la famille on doit être eunuque de père en fils pour avoir des cordes vocales aussi fournies en aigu).
— Écoutez…
Recommandation superflue. J’ouïs avec une telle intensité que mes trompes d’eustache craquent d’impatience. Dans mon dos, la Grosse respire du nez, à l’arrière, Béru bâille si fort que ça fait appel d’air et que je suis obligé de fermer mon déflecteur.
— Je connais des gens qu’ont une maison comme vous dites…
« Mais ils n’ont pas de voitures comme vous dites. Comme vous dites, la maison est près de la Seine, du côté vers le champ de courses, on peut pas la regarder de la route parce qu’à cause des arbres on ne peut pas la voir. Et les gens que vous dites n’y sont pas parce qu’ils sont en voyage…
J’interromps l’orateur.
— Si je te donne un gentil pourboire, tu es chiche de nous y conduire ?
— Oui, M’sieur.
Aucune hésitation, sa spontanéité est l’indice d’une âme forte, sachant prendre ses responsabilités.
Voilà le distributeur de faux-filet dressé sur ses pédales, dans l’attitude du coureur ailé s’attaquant au Mont Ventoux.
Je lui file le train. Sa sacoche de cuir lui bat le dargeot… Une allée, deux allées, trois allées, qui dit mieux ? Personne ! Adjugé ! Nous nous regroupons devant un portail de fer rouillé comme la virilité de Robinson Crusoé avant l’arrivée de Vendredi. Première constatation qui me réchauffe le battant comme le ferait une lampe à souder : sous le portail, il y a une déclivité pour l’écoulement de l’eau. Le voilà peut-être, ce fameux caniveau qui a noué les tripes de la mère Bérurier ? Mais il est trop tôt pour crier victoire. Ma devise est celle du gorgonzola : « Qui ne dit rien : qu’on sent ! »
— C’est ici, la maison que vous dites ! murmure le gamin.
Je lui vote sur mes fonds secrets un déblocage de cinq cents francs. Il enfouille la coupure tellement vite que je me demande si un coup de vent ne la lui a pas arrachée des doigts.
— Tu le connais, toi, le proprio ? demandè-je…
— Je l’ai vu, l’année passée, oui.
— Comment s’appelle-t-il ?
— C’est le comte de Veaupacuit.
— Et qu’est-ce qu’il fait dans la vie, à part s’astiquer le blason ?
Rire inopportun du garçon louchébem qui, ne pouvant comprendre mes boutades extra-fortes, prend le parti d’en rigoler.
— Il vit dans le Midi, je crois…
En somme, le comte se fait dorer le blason au soleil.
— Et quand il est pas là, il loue sa maison à la saison, complète ce chérubin d’abattoir. Il est très vieux, il a une fille qu’est très vieille aussi…
Bref, la vieillesse est une seconde nature chez les de Veaupacuit.
— Ce n’est certainement pas là, soupire la Gravosse.
— Qui est chargé de lui louer sa crèche ? demandé-je à mon mentor.
— Je crois que c’est l’office Houquetupioge, près de l’église…
— Tu n’as pas remarqué, toi qui circules beaucoup et qui me parais déluré, tu n’as pas remarqué une voiture américaine dans les parages, ces derniers temps ?
— Des voitures américaines comme vous dites, riposte le véhiculeur de gigots, y en a des tas ici parce que les gens sont riches. Le comte, lui, n’a qu’une toute petite voiture à trois roues et c’est sa fille qui la pousse vu qu’il est paralysé des jambes !
Perspicace, je devine que j’ai tiré de ce gentil livreur de bœufs défunts un maximum de tuyaux en un minimum de temps.
— Ça va, merci, lui dis-je pour le congédier…
Il nous distribue quelques menus sourires et fait un démarrage à la Darrigade, les coudes écartés, la tête penchée au-dessus du guidon.
— Vous avez vu ! s’exclame soudain Béru.
— Non, quoi donc ?
— Dans la corbeille du môme ?
— Eh bien ?