Pas de quoi rêver. Lentz avait dû être un de ces « honorables correspondants » dont la C.I.A. tire le maximum et qu’elle envoie finalement au casse-pipe, sans remords, parce qu’il n’y a rien de pire que l’amateur qui se prend pour un professionnel. Le patriotisme ne remplace pas le judo. Le pauvre Lentz avait dû en faire l’expérience. Enfin, il restait sa femme.
Malko se passa la main dans les cheveux. Il avait l’impression que la peau de son crâne était râpeuse : les piqûres !… Lui, si soigneux de sa personne, s’était vautré sur son siège sans faire attention au pli de son pantalon. Les lunettes noires sur le nez, il considérait d’un œil atone le hublot, avec son ciel bleu. Il n’aurait même pas pu dire à quoi ressemblaient les hôtesses.
En ce moment, il aurait donné cher pour être dans sa petite maison de Poughkeepsie, à côté de New York, à penser à son château. De chez lui, il pouvait voir couler l’Hudson, qui lui rappelait le Danube. À quarante ans, il se sentait fatigué par moments et en avait assez de cette vie errante et dangereuse à travers le monde. Quand son château serait fini, il se retirerait sur ses terres et plus rien ne l’en ferait sortir. Et peut-être même qu’il se marierait.
C’est une chose qui lui faisait un peu peur. Il aimait trop les femmes.
Le Boeing 707 des Eastern Airlines était à moitié vide. Malko se força à aller jusqu’aux toilettes, moitié pour se dégourdir les jambes, moitié pour vérifier si l’appareil ne recelait pas une créature de rêve qui aurait contrebalancé l’effet des piqûres du professeur Alsop. Pour Malko, c’était le seul tonique puissant. Il avait commis toutes les bêtises du monde pour des femmes, mais elles l’avaient souvent aidé incroyablement. Son visage fin et son air vaguement germanique leur plaisaient. Et elles sentaient qu’il les aimait. Toutes. Il avait remarqué que l’avion exerce sur elles une indiscutable influence aphrodisiaque. Un jour, il avait eu le temps de séduire une jeune Libanaise entre Karachi et Rome. Leur manège avait scandalisé les passagers et l’équipage. Mais c’était un bon souvenir. Il aurait voulu connaître la Vienne d’avant-guerre, où les gens ne pensaient qu’à danser, à jouir de la vie et à s’aimer. Il aurait donné dans son château des bals merveilleux…
Un petit pli d’amertume surgit à la gauche de sa bouche. Il n’était qu’une sorte d’espion accidentel, de barbouze de luxe, à qui on confiait les cas désespérés. Un jour, ce serait lui le cas désespéré. On verserait un whisky sur sa dépouille, pour l’oublier un mois après.
L’avion des Eastern ne recelait pas la moindre pin-up. Tout juste une créature sud-américaine assez pulpeuse, mais affligée d’un époux hideux et énorme. Celui-là avait dû directement passer du cocotier dans la Cadillac…
On annonça que l’appareil survolait la ville de Houston au Texas. Et une hôtesse noiraude passa prendre les commandes d’apéritif.
Malko commanda une double vodka, dans l’espoir de se retaper, bien qu’on lui ait interdit l’alcool pendant une semaine. C’était idiot : l’alcool tue les microbes, c’est bien connu ! Pour s’amuser, il chipa aux toilettes un paquet de sachets permettant de se laver les mains à sec avec un kleenex imbibé d’eau de Cologne. Les gadgets des avions faisaient sa joie.
Quand on lui apporta sa vodka, il fit la grimace. C’était de la vodka américaine, à mi-chemin entre l’eau de Cologne et l’alcool à brûler. Aucun rapport avec la bonne « Stretskoria » russe, onctueuse et parfumée, A devenir communiste ! Malko buvait peu, mais avait le goût délicat.
Il s’assoupit un moment et fut réveillé par la voix de l’hôtesse qui recommandait d’attacher les ceintures et de ne plus fumer. Par le hublot, on apercevait, très loin en bas, l’immense nébuleuse lumineuse de Mexico-City, étendue sur des kilomètres carrés. Au-delà, il n’y avait rien que le noir : des montagnes hostiles et des villages où l’électricité était encore inconnue. C’est le propre des pays sous-développés, ce grand espace noir qui entoure les villes…
Les roues touchèrent le sol avec une légère secousse, puis l’avion roula jusqu’aux bâtiments de l’aérogare.
En mettant le nez dehors, Malko fut agréablement surpris par la fraîcheur de l’air, à 2 500 mètres d’altitude. Les formalités douanières furent rapidement expédiées. Tout le monde avait hâte d’aller dormir.
Malko se trouva tout bête, sa valise à la main, sous une immense réclame pour la Mexicana de Aviation. Avec une envie de dormir à se coucher par terre…
— Señor SAS ?
Il se retourna lentement. Un homme lui souriait de toutes ses dents. La quarantaine, trapu comme un catcheur, les cheveux noirs rejetés en arrière, les yeux rieurs et des dents éclatantes. En dépit de la température, il n’était vêtu que d’une chemise et d’un pantalon. Sa poignée de main broya les phalanges de Malko.
— Comment m’avez-vous reconnu ? demanda Malko.
— Je connais les gens de l’immigration, répondit l’autre. Vous permettez que je me présente : Felipe Chano, pour vous servir.
C’était dit avec gentillesse et sans servilité. Le type fut tout de suite sympathique à Malko. Il avait l’air solide.
— Vous parlez parfaitement anglais, remarqua-t-il.
— Je suis né, et j’ai été élevé, au Texas, dit Felipe. Mon père était mexicain, mais j’ai fait mes études en Amérique. Pendant la guerre, je pilotais une forteresse volante… Mais je suis plus heureux au Mexique.
— Qu’est-ce que vous êtes, exactement ?
— J’ai le grade de sous-commissaire adjoint aux affaires spéciales. Cela veut dire qu’on me refile toutes les merdes un peu délicates. Mais c’est amusant.
— Vous savez ce que je viens faire ici ?
Felipe Chano secoua la tête en souriant :
— Non, mais ce n’est sûrement pas facile. Venez, ma voiture est dehors.
Il prît la valise de Malko et se dirigea vers la sortie. À la grande pendule du hall de l’aérogare, il était onze heures et quart.
Le parking était à cinq cents mètres. L’air frais de la nuit réveilla Malko.
— Nous y voilà, fit Felipe. Attendez, je vous ouvre de l’intérieur.
Malko regardait la voiture avec étonnement.
Une Cadillac. Mais quelle Cadillac !… Elle avait dû être fabriquée tout de suite après la guerre. Il en restait encore quelque chose. La carrosserie était toute cabossée et les raccords de peinture avaient été faits à la main. Le pare-brise, largement étoilé, ne tenait que par miracle, et la portière de gauche était accrochée avec un fil de fer. Telle quelle, on aurait dit un vieux tank increvable. Remarquant le regard de Malko, Felipe s’excusa en souriant.
— C’est tout ce que j’ai pu me payer. Ici, pour avoir une belle voiture il faut être malhonnête, ou très riche. Je ne suis qu’un pauvre sous-commissaire, et le Gouvernement ne nous fait jamais de cadeau.
Ils montèrent dans la Cadillac, qui démarra aussitôt. Le moteur tournait encore bien, mais l’intérieur était en lambeaux.
— Elle vaut encore quatre mois de salaire, fit mélancoliquement Felipe.
Durant le voyage, il expliqua à Malko qu’il habitait, par économie, en dehors de Mexico, dans un petit village indien où il n’y avait même pas le téléphone. Il avait une femme et six enfants.
Sur la grande autoroute qui relie Mexico à l’aéroport, il y avait peu de circulation, et il ne leur fallut qu’un quart d’heure pour arriver au Maria-Isabel, en plein cœur de Mexico, Paseo de la Reforma. Partout, il y avait d’énormes affiches électorales lumineuses : Votez pour Diaz. C’était l’élection du Président de la République. Ce déploiement de propagande laissa Malko perplexe ; il n’y avait qu’un seul candidat.