Le Maria-lsabel était un hôtel ultra-moderne, et on aurait pu disputer des courses de chevaux dans la chambre qu’on donna à Malko. Comme toujours, il avait réclamé le septième étage. Vieille superstition.
Felipe le regardait curieusement défaire ses bagages. Malko pendait avec soin ses six costumes en alpaga noir ou anthracite. C’était son petit luxe à lui : une garde-robe irréprochable et des chemises de soie discrètes, à son chiffre. Quand il eut fini, Felipe lui demanda :
— Voulez-vous commencer à travailler dès ce soir ?
Malko aurait bien commencé. Mais par où ?… Son seul point de chute était la femme de Lentz. Pour cela, il n’avait pas besoin du Mexicain. Aussi prirent-ils rendez-vous pour le lendemain à onze heures, à l’hôtel. Felipe se retira sur la pointe des pieds, après une poignée de main-laminoir.
Aussitôt Malko décrocha son téléphone et appela le numéro de Lentz. II était plus de minuit, mais, après tout, il venait de loin…
La sonnerie sonna longtemps, sans réponse. Au moment où il allait raccrocher, une voix de femme fit : « Allô ? »
— Mme Lentz ? demanda Malko.
— Oui. Qui parle ?
La voix était basse et agréable. Posée, avec quelque chose de bizarre, en arrière-fond.
— Un ami de votre mari, répondit Malko. J’arrive de New York et je pensais…
— II est à New York ?
Il sentit qu’elle était étonnée.
— Non, pas exactement. Mais je désire le rencontrer. Et je pensais justement vous voir, vous aussi.
— Venez maintenant. Je ne me couche jamais tôt. Vous pouvez même rester dormir.
Malko refusa gentiment le lit, mais accepta l’invitation. Aussitôt raccroché, il enfila une chemise propre, s’arrosa d’eau de Cologne et se lava les dents. Il était ennuyé, car il ignorait jusqu’à quel point Mme Lentz était au courant des activités de son mari. Elle le prenait peut-être pour un brave ingénieur.
Un taxi le conduisit à l’adresse indiquée. C’était au diable, dans ce que les Mexicains appellent les villes satellites, c’est-à-dire la banlieue. Enfin, la voiture s’arrêta devant une petite maison, au fond d’un chemin de pierres, à près de dix kilomètres du centre.
Le chauffeur en profita pour extorquer cent pesos à Malko. Celui-ci appuya sur une sonnette. Une vieille Mexicaine rabougrie vint lui ouvrir, et lui fit signe de la suivre, sans un mot. Il se trouva dans un living-room bas de plafond, éclairé par des lampes posées à terre.
Mme Serge Lentz l’attendait, debout, au milieu de la pièce.
Malko sentit un curieux picotement dégringoler le long de sa colonne vertébrale. Ce qu’il avait devant lui, n’était pas exactement le portrait d’une veuve éplorée.
Elle était vêtue, si on peut employer ce mot, d’un pyjama de shantoung vert, qui donnait l’impression d’avoir été peint sur elle. Ce qui expliquait la réaction de Malko, car elle était faite comme les pin-up du dessinateur Varga. Si elle ne portait pas de soutien-gorge, comme tout semblait l’indiquer, c’était un prodige de la nature. Ses cheveux aile-de-corbeau étaient torsadés en un lourd chignon et ses yeux verts considéraient Malko avec amusement :
— Bienvenue, monsieur… Je ne me rappelle plus votre nom.
— … Linge, Malko Linge…
Pour l’instant, il était incapable d’en dire plus.
— Je m’appelle Ilna. C’est un vieux prénom indien. J’ai un peu de sang indien, vous savez. Venez, asseyez-vous et buvez quelque chose. Vous devez être fatigué.
Malko obéit et s’enfonça dans un immense divan.
— Whisky, tequila, Martini, rhum, vodka ?
— Tequila. Pour voir.
Mme Lentz se dirigea vers une petite table-bar, à l’autre bout de la pièce, ce qui donna à Malko l’occasion de s’assurer que le verso valait le recto. Les hanches ondulaient avec souplesse, sans vulgarité. Elle se servit un large verre de tequila pure et revint vers Malko, un verre dans chaque main.
— À votre santé, sourit-elle.
Elle avala d’un coup une rasade à faire tomber raide un bootlegger irlandais. Malko trempa timidement ses lèvres dans l’alcool et retint un hoquet : ça devait faire des trous dans l’estomac… Il reposa prudemment son verre sur la table et se tourna vers sa voisine. Celle-ci avait fermé les yeux et s’était allongée, les pieds sur la table. La soie du pyjama crissait contre le costume d’alpaga. La chaleur du corps de la jeune femme envahissait peu à peu Malko. Encore cinq minutes et il était provisoirement perdu pour la C. I. A… Il se gratta la gorge et attaqua :
— Chère Madame, savez-vous où se trouve votre mari ?
Elle entrouvrit un œil.
— Mon mari ? Non. Pourquoi ? Et qu’est-ce que cela peut vous faire ?
— Savez-vous pourquoi je suis venu à Mexico ?
Elle ouvrit l’autre œil et sourit largement.
— Mais pour me faire la cour !
Avant qu’il ait le temps de répondre, elle se lova contre lui et colla sa bouche sur la sienne. Même la tequila n’arrivait pas à effacer l’odeur de son parfum.
Il fallut à Malko cinq bonnes minutes pour se défaire de l’étreinte-pieuvre. Quelle bonne femme !… Elle ronronnait comme une chatte en se frottant contre lui. Voyant qu’il ne continuait pas le jeu, elle se leva et alla remplir son verre de tequila pure, puis revint aussitôt à côté de Malko.
— Je ne vous plais pas ? demanda-t-elle acidement. Vous préférez les grandes Américaines blondes et froides, qui font l’amour avec des gants en caoutchouc, à cause des microbes ? Ou bien ma peau est trop noire pour vous ? Il y en a beaucoup qui s’en contentent, ici à Mexico.
Ses yeux verts flamboyaient. Elle était splendide. Malko crut qu’elle allait lui jeter son verre à la figure. Il lui prit tendrement la main et la baisa :
— Guapita, dit-il doucement en espagnol, vous êtes la plus jolie femme dont je me souvienne (sans effort de mémoire, c’était vrai). Et j’espère pouvoir vous prouver que vous ne m’êtes pas indifférente. Mais je suis ici pour une raison sérieuse. Quand j’aurai trouvé ce que je cherche, je pourrai me détendre.
— Qu’est-ce que vous cherchez ?
— Votre mari. ‘
Elle lâcha à mi-voix une série de jurons indiens et mexicains, que Malko ne comprit qu’à moitié.
— Il est facile à trouver. Allez au bar de José Bolanos. C’est là qu’il ramasse toutes ses putains.
— J’ai de bonnes raisons de croire qu’il n’est pas en ville.
— Alors, qu’est-ce que vous êtes venu faire ici ?
— Je pense que je pourrai apprendre où il se trouve. Je sais qu’il est parti sur la côte ouest, dans la jungle.
Elle ricana :
— Alors il doit être avec son ami le Chamalo. À faire avorter de petites filles… Il lui sert d’assistant. Ça fait toujours quelques pesos de gagnés. Elle regarda Malko bien en face. Dites-moi, monsieur je ne sais plus votre nom, vous êtes venu uniquement pour me parler de mon mari, dans ce trou perdu de Ciudad-Satellite ?
— Pour quoi pensiez-vous que je venais ?
Elle eut un rire triste.
— Pour consoler une pauvre femme qui s’ennuie à mourir dans ce coin où il n’y a même pas un magasin à regarder. Quand j’ai épousé Serge, il m’avait juré que nous habiterions à Mexico-City, sur le Paseo de la Reforma, un bel appartement moderne. Regardez où je suis ! Il faut une demi-heure pour aller à Mexico dans un autobus plein de pouilleux.