Chapitre V
Le Paseo de la Reforma éclatait de lumières. C’était l’heure où les Mexicains sortaient des bureaux et se promenaient lentement sur les deux allées bordées d’arbres. Des groupes de touristes, sortis du Maria-lsabel et du Hilton, flânaient le long des vitrines. Au bord du trottoir, Malko et Felipe attendaient un taxi.
— Prenons un taxi collectif, expliqua le Mexicain. Mon bureau est au bout de Paseo. Ces taxis-là le font de bout en bout. C’est un peso par personne.
Il leva deux doigts et un taxi s’arrêta. Les deux hommes se tassèrent contre deux grosses Mexicaines, qui ne leur jetèrent même pas un regard.
Le bâtiment de la Securitad était un vieux building à la façade sale. Des gens debout attendaient dans les couloirs, l’air effrayé. Felipe Chano emmena directement Malko à la salle des archives. Il voulait identifier avec certitude le Chamalo. Malko avait raconté au policier, sans trop de détails, sa soirée et sa matinée. Felipe n’avait fait aucun commentaire, mais Malko avait l’impression que le policier ne se faisait pas d’illusion sur l’hospitalité de Mme Lentz.
On sortit une bonne centaine de photos, et Malko commença à les examiner.
Il trouva tout de suite le Chamalo. Son vrai nom était Luis Chico. Il avait déjà été arrêté pour meurtre et condamné à trois ans de prison. Il était surnommé El Indio et était effectivement chirurgien.
— Je le connais, dit Felipe. C’est un homme dangereux. Un maniaque du pistolet. Un de ses amis lui avait volé de l’argent. Deux ans plus tard il l’a rencontré dans la rue, ici à Mexico-City. Il lui a tiré dessus sans avertissement et l’a truffé de plomb. Ensuite il est entré dans un café et a commandé une tequila en attendant la police.
— Il m’a promis la même chose, dit Malko en souriant. Je ferais mieux de l’éviter.
— Cela vaut mieux. Il est loco, fou. Dieu vous a protégé une fois déjà…
Malko retint un sourire : il n’avait encore jamais rencontré une « barbouze » aussi bigote ! Felipe émaillait sa conversation de prières, se signait en passant devant une église, mais était une des plus fines gâchettes de Mexico.
Il donna des instructions pour qu’on recherche El Indio. Puis les deux hommes allèrent boire un café de l’autre côté du Paseo, dans une petite cafétéria. Malko avait décidé de raconter la vérité à Felipe. Il parla pendant près d’une demi-heure. Le policier ponctuait le récit, de « dios » horrifiés.
— Je crois que j’ai une piste pour vous, dit-il enfin. Il y a ici un petit groupe de castristes que nous ne prenions pas beaucoup au sérieux. Ils impriment des tracts, hébergent quelques clandestins de temps en temps, mais rien de grave. Comme votre histoire vient de Cuba, nous pourrions aller voir de leur côté.
— Mais pourquoi ceux qui ont fait le coup n’ont-ils pas détourné l’avion directement vers le Mexique ? demanda Malko. C’était plus simple.
— Non, parce qu’il y a les Federales. Un avion, cela se remarque. Tandis qu’il est facile de passer quelques hommes et un flacon comme le vôtre.
— Ce n’est pas le mien, Dieu merci.
Felipe rit doucement.
— Si vous voulez, nous irons ce soir dîner dans un restaurant typiquement mexicain. C’est le lieu de rendez-vous des castristes. A propos, ils semblent être dirigés par une femme, une métisse, très belle, qui est ici un personnage. Elle a débuté dans le cinéma, il y a dix ans. Puis elle a épousé le vieux milliardaire Gomez Ariman, propriétaire de la moitié des mines d’argent du pays. Elle l’a rendu tellement heureux qu’il est mort en huit mois. En lui laissant tout ce qu’il avait. Depuis elle habite une maison de cent vingt-trois pièces, avec des salles de bains aux robinets en or et des domestiques indiens beaux comme des dieux.
— Et qu’est-ce qu’elle fait, votre milliardaire ? Qu’est-ce qui l’intéresse ?
— Les hommes. Son expérience avec le vieux Ariman a dû la marquer, car elle fait une chasse systématique à tous les beaux mâles de Mexico. Ce qui la rend extrêmement puissante ; ceux qui ont déjà passé dans son lit lui en gardent de la reconnaissance, et les autres espèrent tous avoir leur tour. Notre président fait partie de ceux-là.
— Je vois. Et où puis-je rencontrer cette créature de rêve ?
— Chez elle. Mais on ne vous laissera pas parvenir jusqu’à elle. Il faudrait s’engager dans son mouvement… Ou compter sur le hasard. C’est ce que nous allons essayer de faire ce soir.
— A propos, nous serons trois ce soir.
Le policier sourit :
— La señora Lentz ?
— Oui.
— Ça ne fait rien. Au contraire. Je viendrai vous prendre à votre hôtel vers neuf heures. Reposez-vous en attendant.
Felipe tint à payer les deux cafés. Malko le regarda monter dans sa vieille Cadillac. Le Mexicain retournait déjeuner avec sa femme et ses enfants dans son petit village. Moins cher que le restaurant.
Malko revint à l’hôtel en flânant. L’ambiance du Paseo était très agréable. Des groupes de jeunes filles en légères robes de toile le croisaient sans cesse ; beaucoup, très séduisantes. Elles se tenaient souvent par la main, à la manière espagnole, ou donnaient le bras à un garçon. Tout cela respirait la gaieté et la joie de vivre. Les kiosques à journaux croulaient sous le poids d’illustrés bon marché, mais l’Excelsior, le plus grand quotidien de Mexico, était imprimé sur du mauvais papier gris. Et à un kilomètre de là commençaient les taudis en pisé. En dépit des apparences, Mexico est une ville pauvre. Autour, à cause de l’altitude, il n’y a rien, ni usine, ni cultures, rien qu’une ceinture de bidonvilles pires que Harlem.
Les vitrines du Paseo regorgeaient de produits de luxe. Malko tomba en arrêt devant une veste en shantung presque noir. Il entra et l’essaya. Du coup, il prit aussi un pantalon de lin blanc et une cravate-comme il les aimait : en soie, avec un délicat dessin de foulard. La vendeuse, noiraude et trapue, le dévorait des yeux : les grands blonds sont rares au Mexique… Il refusa de se faire livrer à l’hôtel et emporta son paquet. Pour avoir la joie d’endosser tout de suite la veste.
C’était l’heure de la sieste. Les rues se vidaient. Jusqu’à cinq heures, la vie s’arrêtait. Malko arriva devant les jets d’eau du Maria-lsabel. En entrant dans le hall il frissonna. L’air conditionné y entretenait une température polaire.
Dans sa case, il y avait trois messages pour lui. Tous de Washington. Il se sentit mauvaise conscience. On ne l’avait pas envoyé à Mexico pour faire du shopping. Mais, après tout, il ne pouvait pas travailler vingt-quatre heures sur vingt-quatre… Et il fallait bien le temps de s’habituer à l’altitude… 2 300 mètres, c’est haut !
Son ascendance slave lui donnait une certaine désinvolture dont il n’avait jamais pu se départir. Il avait beau se dire que sa mission était ultra-secrète, que, s’il la ratait, cela pourrait signifier la destruction de son pays d’adoption, que chaque minute comptait, il avait une furieuse envie d’aller s’étendre au soleil, au bord de la piscine du seizième étage. Heureusement que vingt ans d’Amérique lui avaient donné un solide vernis de conscience professionnelle…
Il demanda au concierge un numéro de Washington et prit sa clef. Il ne se sentait pas en danger. Pourtant si le Chamalo faisait partie des gens qu’il recherchait, ceux-ci allaient réagir.
Mais comment penser à cela sous un soleil pareil ?
Dans sa chambre, il déplia sur la table le panoramique qui représentait son château, image qui ne le quittait dans aucun de ses déplacements. Pour l’instant, il avait un fidèle majordome pour veiller sur ses travaux : Krisantem, un tueur turc qu’il avait tiré d’un fameux guêpier à Istanbul[3].