— Mais pour le curare ?
— Ce n’est pas la première fois. Le président de Cuba libre est mort l’année dernière, d’un arrêt du cœur, à l’aéroport. Un admirateur venait de lui serrer la main…
— C’était Bolanos ?
— Je ne crois pas. Mais des gens de l’organisation qui nous intéresse. Le curare est beaucoup plus discret que le revolver. Et c’est une arme traditionnelle des Indiens, ne l’oubliez pas.
Ils étaient arrivés. Dans un coin des couloirs de la Securitad, fort animés, dormaient deux petits cireurs, la tête sur leur boîte à chaussures. Felipe Chano les enjamba avec précaution.
— Ce sont nos meilleurs informateurs, dit-il à Malko. Ils vont partout et personne ne les remarque. Et, ici, ils sont au chaud pour dormir.
Le bureau de Felipe était plein de gens. Au milieu, José Bolanos, ficelé sur une chaise.
— Il ne veut rien dire, expliqua un des affreux. Il n’avait pas d’autre arme sur lui. Il nie que ce soit du curare. Il dit que nous sommes fous.
— C’est facile à prouver, dit Felipe tranquillement.
Il prit la bande de plastique et la passa à sa main. Puis il s’approcha du prisonnier.
— Tu avoues ? demanda-t-il.
José Bolanos cracha par terre devant lui.
— Bien. Tu l’auras voulu.
Lentement, Felipe Chano approcha sa main du visage de Bolanos. Celui-ci ne bougeait pas. Mais Malko pouvait voir la couleur se retirer de son visage.
— Ce n’est pas la première fois que quelqu’un mourra ici accidentellement, dit le policier. De toute façon, tu ne peux pas nous servir, puisque tu ne sais rien.
D’un geste vif, il approcha encore sa main, comme pour griffer Bolanos.
Le prisonnier rejeta le visage en arrière et poussa un cri inhumain. Le masque d’impassibilité avait fondu. Les traits hagards, il cherchait à fuir la main qui le menaçait. Mais il n’avait pas parlé…
Felipe Chano enleva la bande et la mit dans son tiroir.
— Je crois que vous êtes fixé, señor SAS, dit-il. Nous ne tirerons rien de cet homme. D’ailleurs il doit en savoir très peu. Ce n’est qu’un tueur à gages. Je vais le faire mettre pour la nuit dans une cellule avec quelques serpents. Il y a des gens qui n’aiment pas ça du tout. Peut-être le señor Bolanos est-il de ceux-là ? C’est notre « troisième degré » à nous.
On emmena Bolanos.
Felipe Chano alluma une cigarette et dit à Malko :
— Il y a une chose que vous ignorez : José Bolanos est le meilleur ami de Luis Chico, le Charnalo.
Chapitre VII
L’odeur, dans la voiture, était insupportable. José Bolanos, serré entre les deux pistoleros, exhalait une senteur âcre et douceâtre à la fois, faite de sueur, de saleté et de cette fade odeur de mort qu’on retrouve partout au Mexique. Malko frissonna. Les cellules ne devaient pas être joyeuses.
Les deux pistoleros, eux, sentaient la poudre. C’eût été normal si ce n’avait pas été de la poudre de riz bon marché, dont ils s’arrosaient pour effacer le relent suri de leurs vêtements. Depuis que Malko les avait vus, ils avaient toujours les mêmes chapeaux noirs à large bord, les mêmes chemises jaunes avec cravate assortie, les mêmes costumes rayés bleu, étroitement boutonnés et les mêmes chaussures très pointues, « pour les coups de pied ». Plus, bien entendu, les colts nickelés passés dans la ceinture. Ils devaient se coucher sans même retirer leurs chapeaux. « Toujours prêts à servir. »
Felipe conduisait. Chaque fois qu’il passait devant une église, il esquissait un discret signe de croix. Par sympathie, les pistoleros inclinaient la tête. Quelle équipe !
— Nous allons encore loin ? demanda Malko.
— C’est ici, señor SAS, répondit Felipe.
C’était une espèce de terrain vague, entouré d’une palissade. Un garde indiscutablement endormi était posté à l’entrée. Les pistoleros tirèrent brutalement Bolanos de la voiture et firent luire leur artillerie au soleil.
Ils entrèrent les premiers, bottant joyeusement les fesses du prisonnier.
En examinant les lieux, Malko eut un froncement de sourcil. Il n’y avait au milieu du terrain qu’un poteau, fort semblable à un poteau d’exécution… D’ailleurs, les deux pistoleros étaient déjà en train d’y ficeler Bolanos.
— Hé, fit Malko, vous n’allez pas le tuer tout de suite !
Felipe découvrit ses dents d’ivoire.
— Non, non, señor SAS : Quand vous voudrez, vous le tuerez vous-même. Il est à vous. Ici, c’est la salle d’interrogatoire especial. Il faut savoir qui lui a donné l’ordre de vous tuer.
— Comment allez-vous faire ?
— Regardez, señor SAS. Nous ne sommes pas des sauvages. Ici, il n’y a pas de baignoire ni d’électricité. On se traite en homme. D’ailleurs c’est seulement la première partie.
Felipe s’approcha du prisonnier attaché au poteau.
— Es-tu décidé à parler, chien immonde ? demanda-t-il presque allègrement.
Bolanos haussa les épaules et répondit par une obscénité.
— Que Notre-Dame de la Gratitude te protège ! conclut Felipe affectueusement. Et il le gifla à toute volée.
— Il avait blasphémé, expliqua-t-il à Malko. C’est un homme sans foi ni loi.
Il fit un signe aux deux pistoleros, qui s’étaient assis sur une caisse. Ils se levèrent d’un bond et sortirent leurs obusiers nickelés.
— Prenez place, dit aimablement Felipe, en désignant la caisse.
Les deux hommes se rassirent sur les planches, comme sur les gradins d’une arène. Le toro s’appelait José Bolanos, et il ne voulait pas du tout être mis à mort. Attaché à son poteau en plein soleil, la sueur commençait à couler sur son visage, mais il demeurait impassible.
Fermé par des palissades de bois, le terrain vague constituait un petit monde isolé.
Un des pistoleros s’approcha du prisonnier et glissa entre ses lèvres un long cigarillo noirâtre, à moitié fumé.
Bolanos tira dessus avec avidité.
L’autre se retourna avec un geste de serpent et même Malko ne le vit pas sortir son pistolet.
La moitié du cigarillo disparut.
Le second pistolero eut un geste aussi rapide, et le mégot du cigarillo fut arraché des lèvres de Bolanos.
Les deux hommes éclatèrent de rire et se tapèrent sur les cuisses en remettant leurs armes dans leur ceinture. Bolanos était pâle comme un mort et Malko assourdi par les deux détonations.
Felipe hocha la tête, approbateur.
— Ils sont très adroits.
En tous cas, personne ne devait se plaindre deux fois de leur maladresse.
On remit entre les lèvres de Bolanos un second cigarillo. Il le cracha. Nettement désapprobateur, le premier pistolero le ramassa et le lui planta dans l’oreille droite. Puis il se recula en riant largement :
— Ne bouge pas, hombre, ou tu seras sourd comme un pot !
Bolanos cracha une bordée de jurons, mais ne bougea pas. Le second pistolero envoya son pistolet en l’air, le rattrapa et tira.
Le cigarillo disparut de l’oreille.
Ce fut ensuite le tour de la seconde oreille, puis des deux à la fois. Cette fois, les deux pistoleros tirèrent en même temps. Eberlué, Malko assistait à cet étrange numéro de tir à la cible vivante. Bolanos faisait bonne contenance, mais il était gris. Les énormes balles de 45 qui le frôlaient lui auraient fait éclater la tête, à cette distance-là.
Pendant que les deux pistoleros rechargeaient leurs barillets, Felipe revint vers Bolanos et lui demanda poliment qui l’employait.