Le prisonnier eut encore la force de lâcher une bordée de jurons, qui choqua profondément Felipe.
— Continuez, ordonna-t-il à ses deux sbires.
— Vous n’avez jamais d’accident, demanda Malko.
— Rarement, señor SAS, rarement. On se déshonore quand on abîme les gens. Mais les prisonniers, eux, ne le savent pas. Ils croient que c’est très dangereux. En tout cas, c’est très mauvais pour les nerfs. Après ça, le soir, on dort mal.
Ou trop bien, pour longtemps…
La fusillade reprit. Les cigarillos épuisés, les boutons de la veste de José Bolanos sautèrent un à un. Puis sa ceinture.
Il y eut une variante de Guillaume Tell, avec un avocat posé en équilibre sur la tête du prisonnier. Troué comme une écumoire, le fruit termina sa carrière dans un coin du terrain.
Bolanos réagissait moins. On discernait maintenant chez lui un tremblement convulsif du bras gauche. Comme le plus coquet des pistoleros lui tournait le dos et entreprenait de faire sauter un mégot, vraiment très court, en visant dans une petite glace, il eut un faible cri de protestation.
Felipe bondit sur ses pieds.
— Tu veux parler ?
Bolanos s’était déjà repris. Felipe fit signe de continuer.
— Ça commence à marcher, señor SAS.
Les pistoleros ouvrirent de nouveau un feu nourri, avec entrain. On se serait cru à la bataille des Alamos. Les balles sifflaient autour de Bolanos comme des guêpes mortelles.
Malko s’aperçut qu’une dizaine de gamins s’étaient hissés sur les palissades et assistaient au supplice avec des glapissements de joie.
Soudain, un des pistoleros sortit de sa poche un mouchoir rouge et, l’air sinistre, vint le glisser dans la pochette de Bolanos, juste à la place du cœur.
— Adios, señor, dit-il sobrement.
— Les meilleures choses ont une fin, ajouta le second.
— Nous n’avons droit qu’à une balle, reprit le premier. Tirée par-dessus l’épaule, à vingt pas. Si je rate, vous aurez la vie sauve.
C’est-à-dire autant de chances que de vider le Pacifique avec une petite cuillère…
Le premier pistolero s’éloigna à pas lents. Le second resta près de Bolanos. Pour le coup de grâce.
Malko comptait les pas ; quinze, seize, dix-sept…
C’était vraiment la corrida de muerte, chère aux Mexicains.
Dix-huit, dix-neuf…
— Non ! hurla Bolanos, au moment où l’autre allait se retourner. Je vais parler.
— Qu’on aille lui chercher à boire, ordonna Felipe. Et apportez-moi aussi une bière.
Déçus, les gamins huèrent Bolanos. Un pistolero les fit taire en tirant deux coups en l’air. Abruti de soleil et de chaleur, Malko aurait avalé un tonneau de vodka-tonic, boisson inconnue dans cette contrée.
La tête sur la poitrine, Bolanos semblait évanoui. De longues rigoles de sueur coulaient sur son visage, mêlées à la poussière rougeâtre. Sa veste aux boutons arrachés pendait lamentablement.
Le premier pistolero revint, précédant un garçon de café avec un plateau chargé de verres. Honneur au vaincu ! On servit d’abord Bolanos. Claqué affectueusement par le pistolero, il reprit conscience et avala d’un trait la bière. Felipe fit de même et paya le garçon, qui repartit, sans risquer le moindre commentaire. Il est vrai que, dans un pays où l’on vend les pistolets dans les pharmacies !…
— Retournons au bureau, dit Felipe. Le señor Bolanos va parler et il faut enregistrer la déposition. Vamos, señor SAS.
L’odeur était encore pire qu’à l’aller. Les deux pistoleros babillaient gaiement de détails techniques et Bolanos somnolait.
Après la chaleur du terrain, le bureau de Felipe parut délicieusement frais à Malko. Bolanos, toujours attaché, s’effondra sur une chaise. Felipe mit une feuille de papier dans sa machine et dit à Malko :
— Je crois que je l’interrogerai mieux tout seul, señor SAS. Vous pouvez vous reposer dans la pièce à côté. Il y a des fauteuils. Revenez dans une demi-heure.
Malko ne se le fit pas dire deux fois. Son costume était tellement imprégné de poussière que la moindre tape en faisait jaillir un nuage. Avec sa pochette, il entreprit de se nettoyer et de frotter ses lunettes. Il plia soigneusement sa veste et s’allongea dans le fauteuil. Aucun bruit ne venait de la pièce d’à côté.
La chaleur aidant, Malko s’assoupit. Lorsqu’il se réveilla en sursaut, une heure avait passé. Il remit sa veste et frappa à la porte du bureau de Felipe.
Pas de réponse.
Il entra.
Felipe dormait, affalé sur son bureau. La chaise où Bolanos avait été assis était vide. Intrigué, Malko fit le tour du bureau. La feuille de la machine était toujours blanche.
Malko secoua Felipe. Le Mexicain grogna, mais ne bougea pas. Il fallut que Malko lui prenne les cheveux à pleine main et lui secoue violemment la tête pour que le policier ouvre les yeux. Il se dressa et fit quelques pas dans la pièce, en titubant légèrement.
« Mais il est ivre mort ! » se dit Malko. Pourtant Felipe ne sentait pas l’alcool.
Il était revenu s’asseoir derrière son bureau. Il avait maintenant les yeux grands ouverts, mais ne semblait pas voir son interlocuteur.
— Felipe, cria Malko, qu’est-ce qu’il y a ?… Où est Bolanos ?
Le policier le regarda, sans comprendre.
— C’est un salaud, murmura-t-il. Un salaud.
Malko sursauta.
— Qu’est-ce qu’il vous a fait ?
Felipe tapa du poing sur la table.
— Ma femme, il veut ma femme ! Mais je le tuerai, si je le prends à rôder autour d’elle !
— Mais qui veut votre femme ? répéta Malko. Il n’y comprenait plus rien.
Le policier s’anima tout d’un coup. Il frappa du poing sur son bureau. Ses yeux étaient grands ouverts, mais avec un regard fixe, étrange. II menaça Malko de son doigt tendu :
— Hombre, je ne dis rien mais je remarque tout ! Trois fois, depuis six mois, je suis parti pour Taxco où je n’avais rien à faire. Je sais qu’il veut m’éloigner pour la voir tranquillement. Il a de l’argent, une belle voiture. Il croit que toutes les femmes peuvent être à lui, comme ça, comme des putas !… Mais pas la mienne, Señor ! Pas la mienne !
Il se tut un instant.
— Vous savez ce que j’ai fait, la dernière fois ?… Avant de partir en mission… S’il le savait, il me révoquerait !
En confidence, il se pencha vers Malko :
— J’ai glissé une livre de sucre dans son réservoir d’essence. Il a trépigné pendant une heure, paraît-il. Vous pensez !… le puissant capitaine Herrero de la Policia Especiale, victime d’un tour de voyou ! Je riais tout seul sur la route. Le mecanico, il a mis deux jours à nettoyer tous les tuyaux.
Satisfait, Felipe se tut. Son regard était toujours aussi étrange. Il était drogué. Mais par qui et comment ?… Les complices de Bolanos devaient avoir des intelligences dans la place, pour être parvenus à droguer le policier dans son bureau et à faire évader le prisonnier.
Felipe continuait à parler tout seul. Il appela Malko et lui montra un coin de la pièce :
— Regardez, Señor, comme elle est belle !
Dans la direction indiquée, il n’y avait que le mur sale et une vieille affiche.
Extasié, Felipe murmura :
— Une tête de vierge et un corps, Señor, un corps !… Dieu n’a jamais fait mieux. Regardez ce balancement… Ce port ! C’est une déesse, ce n’est pas une femme. Et ces longs cheveux noirs !…
Malko commençait à être sérieusement inquiet, Bolanos avait disparu et Felipe était fou. Belle journée !… Il décida de tenter une expérience. Il avait lu pas mal de choses sur les drogues mexicaines.