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Les deux hommes acceptèrent. Ils s’installèrent tous les trois à une table en plein air. Le patron arriva, huileux et empressé. Il n’y avait pas de menu, mais il leur proposa des fruits de mer, les derniers de la saison. Malko, un peu réticent, vit l’éclair de convoitise d’Eugenio et accepta. Le patron retourna à ses fourneaux et Malko se mit à caresser un gros chat roux qui ronronnait à perdre haleine et à tout hasard. Un petit frère de Paquita

Eugenio était soucieux. Felipe lui demanda ce qu’il avait. Le gosse secoua la tête :

— j’ai peur, Señor. L’endroit où nous allons est plein de gardes armés. Le jour où j’y suis allé avec le señor Chamalo, ils nous ont arrêtés plusieurs fois. Ils sont cachés dans la forêt et on ne peut pas les voir. Mais eux vous voient. J’ai entendu des histoires terribles à leur sujet. Une fois, ils ont assis un paysan sur un nid de fourmis rouges, parce qu’il était venu rôder autour de la propriété pour chercher à manger. Il est mort au bout de trois jours et on entendait ses cris du village, à deux kilomètres.

— Quel village ?

C’est Malko qui avait posé la question.

— Las Piédras. Il y a une centaine d’habitants, pas plus.

Felipe et Malko se regardèrent. Tacata avait certainement choisi cette propriété à l’écart pour y mener ses expériences.

— Ne t’en fais pas, dit Felipe. Avec nous tu n’as rien à craindre.

Pas convaincu, Eugenio se tut. D’ailleurs les fruits de mer arrivaient sur un grand plateau. Eugenio et Felipe remplirent leur assiette. Le chat mit ses pattes sur les genoux de Malko et réclama énergiquement sa part.

Malko aimait les chats. Il prit une huître et la déposa délicatement par terre. Le minet n’en fit qu’une bouchée et revint à la charge, en ronronnant de plus belle. Eugenio et Felipe beurraient leurs tartines. Malko prit un toast et se prépara à en faire autant quand il poussa un cri. Le chat venait de lui enfoncer ses dix griffes dans la cuisse. D’un revers de main, il repoussa l’animal et se leva d’un bond. Felipe et Eugenio restèrent stupéfaits, une huître à la main.

Le chat poussa un miaulement affreux. La gueule grande ouverte, et bavante, il se roulait par terre, en griffant le sol, la queue, et les pattes raides. Il fit un effort pour se relever, retomba sur le côté et ne bougea plus. De son museau coulait une mousse rosâtre.

Les autres clients regardaient la scène horrifiés. Felipe et Eugenio reposèrent leur huître. Malko frottait sa cuisse endolorie. Felipe bondit comme un tigre et plongea dans la cuisine. Il en ressortit vingt secondes plus tard poussant devant lui, à la pointe de son colt, le patron sanglotant et terrorisé. Felipe l’amena devant la table, prit une huître dans le plat et la lui tendit :

— Mange !

Le Mexicain tomba à genoux et égrena un chapelet de supplications, à émouvoir un bourreau chinois. Felipe le bouscula, l’homme tomba à ses pieds. Il arma son colt :

— Fais ta prière, salaud ! Si le Seigneur veut encore de toi.

Et il appuya le canon de l’arme sur la nuque.

Le Mexicain se traîna jusqu’à Malko, comme une chenille coupée en deux, et enlaça ses jambes, frottant sa joue humide contre le pantalon. Il continuait ses implorations. Felipe expliqua à Mako, en anglais :

— Il prétend qu’il ne savait pas.

L’autre se redressa et hurla :

— Je vais parler, je vais parler ! Ce n’est pas ma faute.

— Parle vite, coupa Felipe, sinon tu n’en auras plus jamais l’occasion.

Dans un flot de paroles, le Mexicain raconta son histoire. Deux hommes avaient surgi dans sa cuisine, au moment où Malko et ses amis étaient arrivés. Ils lui avaient promené un rasoir sur la gorge et donné l’ordre de servir des fruits de mer à ses trois clients. Pendant que l’un menaçait l’aubergiste, l’autre était resté dans la cuisine et avait versé sur les huîtres le contenu d’une fiole. Les deux étaient encore restés un moment, pendant qu’il servait à table. S’il avait dit un mot, on lui aurait coupé la gorge immédiatement.

— Comment étaient ces deux hommes ? coupa Felipe.

— Tout en noir. Je ne les avais jamais vus et j’espère ne jamais les revoir. Ils m’ont dit qu’ils me tueraient si je disais quoi que ce soit. La police aurait cru que les huîtres étaient mauvaises et j’aurais eu une petite amende.

Felipe lui envoya un coup de pied qui le fit rouler sur la table.

— Disparais dans ta cuisine, vermine ! Je m’occuperai de toi plus tard. Si les autres ne t’ont pas tué avant.

Les trois hommes se levèrent. Ils n’avaient plus faim.

— Allons prendre un sandwich en face, proposa Malko. Les Mayos n’ont quand même pas empoisonné tous les restaurants d’Acapulco.

Eugenio roulait des yeux effarés. Malko le prit doucement par les épaules et lui parla en espagnol :

— Petit, dit-il, je ne peux pas t’expliquer ce qui se passe. Plus tard… Mais, maintenant, tu es obligé de venir avec nous. Sinon ceux qui ont tenté de nous empoisonner te tueraient. Pour eux, tu es dangereux. Tu sais trop de choses.

— Mais je ne suis qu’un pauvre cireur de chaussures ! protesta Eugenio. Je ne sais même pas lire…

— Fais-moi confiance, coupa Malko. Je t’expliquerai plus tard. Maintenant il faut que tu nous aides.

Renonçant au sandwich, ils se dirigèrent vers le parking à gauche. Au moment où ils entraient, la Lincoln blanche de Christina manœuvrait. En passant devant eux, la jeune femme sourit à Malko et l’appela :

— Vous venez sur la plage ?

Avant qu’il ne réponde, Eugenio lui prit le bras avec véhémence.

— Pourquoi avez-vous besoin de moi, puisque vous connaissez cette femme ?

— Comment ? fit Malko. Qu’est-ce qu’elle a à faire avec cette propriété ?

— Mais elle est à elle ! protesta Eugenio.

— À elle ?

— Oui. C’était à son mari. Elle en a des dizaines un peu partout au Mexique. Celle-là, elle la prête au Chamalo. Elle n’y va jamais, parce que c’est trop loin. Mais c’est à elle, il me l’a dit.

Felipe et Malko s’étaient arrêtés. Malko bouillonnait intérieurement. Si Eugenio disait vrai, c’est Christina qui avait tenté de les empoisonner. Christina qui venait de le saluer joyeusement comme si de rien n’était…

Il n’arrivait pas à croire à une telle duplicité. Et pourtant elle seule l’avait vu avec Eugenio. Il se rappela sa phrase : « Le verre de rhum du condamné à mort… » Une rage froide l’envahit. C’était une garce, tout simplement ! Elle s’était payé un homme qui lui plaisait doublement parce qu’elle savait qu’il allait mourir. Il devrait être mort, d’ailleurs, pendant qu’elle rôtirait au soleil.

Cette pensée le décida.

— Venez, dit-il.

Il alla droit vers la Lincoln, que Christina était en train de garer, et ouvrit la portière de son côté. Le sourire de la jeune femme se figea quand Malko la poussa brutalement et prit sa place au volant.

— Monte à côté d’elle, ordonna-t-il à Felipe. Eugenio, montez derrière.

Il n’avait pas dit un mot à Christina. Furieuse elle l’interpella :

— Vous êtes fou ! Qu’est-ce que vous voulez ? Qui sont ces gens ? Sortez de ma voiture !

Malko passa le levier de vitesse et dit :

— Ma chère Christina, la plaisanterie a assez duré. Je vais en promenade et vous m’accompagnez, de gré ou de force. Nous bavarderons pendant le voyage.

Sans répondre, elle sauta sur Felipe, toutes griffes dehors. Il lui attrapa les poignets et la tint fermement, impassible. Elle lui cracha une bordée d’injures. Derrière, Eugenio ouvrait des yeux comme des soucoupes. Voir la puissante Mme Ariman se faire traiter ainsi !…