— Je les hais. Avec leurs dollars, ils achètent tous les hommes politiques et ils font de nous des esclaves. Nos patries sont leurs colonies.
Tacata, ravi, approuva :
— Je n’aurais jamais pu réaliser mon plan sans l’aide de mes amis cubains, dit-il complaisamment. Ils m’avaient déjà aidé à sortir du pays. C’est eux qui ont su que le CX 3 était au point et ils l’ont volé pour moi. Amusant, n’est-ce pas ? Cuba, cette épine plantée dans la colossale et imbécile Amérique, devient une épine empoisonnée.
Il rit. Malko le guettait, mais l’autre se tenait toujours à bonne distance.
— Votre CX 3 est une petite merveille, mon cher. Je l’ai essayé sur un village voisin. Ça marche. Ça marche même très bien. Il m’a fallu du temps pour en fabriquer une quantité suffisante. Je n’ai que des moyens de fortune, ici. Mais je crois même l’avoir légèrement amélioré.
Il était temps que j’aboutisse. Vos amis de Washington m’ont déjà envoyé un espion. A cause d’une imprudence de cet ivrogne de Mexicain. Mes hommes l’ont surpris au village et poursuivi dans la jungle. Il doit pourrir quelque part, maintenant. Comme vous, bientôt…
Malko regardait Tacata avec dégoût. Le Japonais prit cela pour de la curiosité.
— Avant de vous tuer, dit Tacata paisiblement, je vais vous montrer mes installations. Je n’étais pas sûr d’obtenir du CX 3, alors j’avais déjà commencé mes recherches dans d’autres voies. Venez. Suivez-moi.
Il sortit. Les trois prisonniers, escortés de Mexicains et du Chamalo, avancèrent docilement. Enchaînés les uns aux autres, ils n’avaient pas la moindre chance de tenter quoi que ce soit. Christina avait disparu. Toutefois, dans un couloir, Malko croisa deux des frères Mayo, qui le regardèrent d’un air méchant.
La petite procession atteignit un premier bâtiment. Un Mexicain ouvrit la porte, et ils virent une rangée de cages contenant des lapins et des cochons d’Inde. Comme un bon guide, Tacata expliqua :
— Ces lapins ont tous le typhus. Ils se reproduisent très vite. Malheureusement, aujourd’hui, il existe des vaccins contre le typhus.
On referma les cages. Les yeux de Tacata brillaient d’excitation. La procession se dirigea vers un autre bâtiment, par un couloir bordé de cages grillagées, de la taille d’une cellule de prison.
Dans chaque cage, il y avait des dizaines ou des centaines de rats, tournant en rond sans cesse, et venant flairer les parois. Les gardes se tenaient d’ailleurs à distance respectueuse.
— Ce sont mes préférés, expliqua Tacata. Tous ces rats sont porteurs du bacille de la peste bubonique, à l’état le plus virulent. Bien sûr, là aussi, il y a des vaccins, mais les rats se reproduisent si vite !… Ce sont de braves petites bêtes.
On éteignit l’électricité et le groupe se retrouva dehors, près d’une construction aux trois quarts enterrée. Les murs n’avaient pas plus d’un mètre de haut et le toit était plat en ciment. Tacata s’arrêta.
— C’est ici que je prépare le CX 3, grâce aux échantillons que vous m’avez si aimablement donnés. Le bâtiment est enterré, car la fabrication demande de la fraîcheur. Vous connaissez le principe du CX 3, n’est-ce pas ? Il n’y a pas besoin de boire de l’eau contaminée. Le produit agit même par les pores de la peau. Vous prenez un bain, et cinq minutes après, hop, vous êtes mort et tout rouge.
Malko tentait de garder son calme. C’est un détail que le général Higgins lui avait caché. S’il avait été sûr de pouvoir étrangler le petit Japonais avant d’être tué, il n’aurait pas hésité une seconde. Mais, avant, les balles de la Thomson l’auraient haché. Il fallait gagner du temps et croire au miracle.
– Comment allez-vous vous y prendre, pour vous attaquer à l’Amérique ? demanda Malko. Vous ne pouvez pas faire tout, tout seul.
— Je ne suis pas seul. Là-bas, des gens m’aideront. C’est facile, il suffit de voyager vite. Il y a une centaine de points d’eau ou de rivières à empoisonner, pour faire de gros dégâts. On surveillera les stations d’épuration, mais non les fleuves ou les sources. Et le CX 3 ne réagit à aucun des réactifs employés là-bas.
Ils étaient revenus au bâtiment principal. La Lincoln blanche était toujours là. Malko eut un mouvement de rage et de tristesse en pensant que Christina était mêlée à cette horreur. Mais c’était trop tard, pour les regrets. II se demandait comment le Japonais avait l’intention de se débarrasser d’eux. Ce ne serait certainement pas une mort agréable…
Il devait être onze heures et le soleil tapait dur. Tout autour de la ferme, la jungle poussait sa muraille verdâtre de lianes et de végétation luxuriante. Çà et là, des fleurs ajoutaient une note de couleur, orchidées sauvages et flamboyants. Un bien beau décor pour une usine à fabriquer la mort !
— Messieurs, dit Tacata, je vous offre, avant votre voyage définitif, une tasse de thé, en compagnie d’une charmante jeune femme, qui est notre alliée.
Felipe et Malko se regardèrent. Quel était le rôle de Christina dans cette histoire ? Pourquoi ce thé mondain ? Tacata riait aux anges et paraissait mijoter un mauvais coup.
La caravane se remit en marche. Cette fois, les trois prisonniers, toujours encadrés de leurs gardes, traversèrent le bâtiment principal et aboutirent à une terrasse située derrière la maison. Il y avait là une piscine d’environ vingt mètres, entourée de chaises et de fauteuils. Dans un de ceux-ci, Christina Ariman était assise. Quand Malko entra, elle détourna la tête. Tacata trottina jusqu’à elle et s’inclina profondément.
— Détachez-les, ordonna-t-il au Chamalo.
Le Mexicain donna un ordre et un des gardes coupa les liens des trois hommes avec sa machète. Malko et Felipe se frottèrent lentement les poignets, tandis qu’Eugenio regardait Christina d’un air hébété.
La piscine formait le quatrième côté d’un quadrilatère, délimité par la maison et par deux épaisses haies de végétation tropicale. Après, le terrain descendait brusquement, et vingt mètres plus loin c’était la jungle. Malko pensa que c’était la seule chance d’évasion : plonger et se laisser glisser de l’autre côté. A condition de ne pas prendre une balle dans le corps…
— Asseyez-vous, ordonna Tacata. On va vous apporter du thé.
Les trois prisonniers eurent droit à des chaises. Entre eux et Tacata, il y avait une mitraillette et trois fusils. Le Japonais jouissait pleinement de son triomphe. Il interpella Malko, ignorant délibérément Felipe et Eugenio :
— Les Américains sont stupides, dit-il. Ils savaient que j’avais lutté contre leur pays durant six ans, de toutes mes forces. Et ils m’ont ouvert leurs laboratoires ! Ils pensaient peut-être que j’étais un homme sans honneur, comme le docteur von Braun, qui a renié son Führer… Maintenant, ils pleurent sur leurs erreurs et ils envoient des hommes de main pour se débarrasser de moi !
— Je vous en prie ! fit Malko, pincé.
Un Mexicain arriva avec un plateau chargé de rafraîchissements. Christina, l’air absent, en prit un au passage. À ce moment, Malko vit du coin de l’œil Eugenio qui se préparait à bondir dans la piscine. Il n’eut pas le temps d’arrêter son geste. D’une détente désespérée, le jeune homme quitta sa chaise et plongea dans l’eau limpide. On voyait le fond de mosaïque. Malko, au moment où Eugenio touchait l’eau, brandit sa chaise. Ainsi, le Chamalo, le plus dangereux, avec sa mitraillette, ne tirerait pas. Il n’acheva pas son geste. Au lieu de tirer, tous les hommes avaient éclaté de rire.
Le petit Japonais s’en tapait les cuisses !
Malko et Felipe ne se posèrent pas de questions longtemps. Eugenio faisait surface, les traits déformés par une douleur atroce. L’eau, autour de son corps, semblait bouillonner. Au lieu de nager vers l’autre bord, il fit quelques mouvements pour se rapprocher du côté où il avait plongé. Tout son visage était boursouflé par une monstrueuse brûlure. La chair, attaquée jusqu’à l’os, partait en lambeaux.