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— Vous avez un château, señor S.A.S. ?

Malko entreprit de lui raconter sa vie. Il lui parla de son château, de ses projets. Ils oubliaient presque les rats et la peste. Ils se jetaient dans des évocations de vie heureuse, de femmes, de bonheur, comme les affamés rêvent de beefsteak. Et le temps passait. Puis ils se turent. Pendant un long laps de temps, ils n’échangèrent plus que des monosyllabes, surveillant seulement leurs pieds. Une pensée les taraudait : lequel serait mordu le premier ? Le sort du dernier serait le pire.

« Au fond, se dit Malko, quand le moment sera venu, j’irai moi-même vers les rats. Je ne veux pas rester ici tout seul avec le cadavre de Felipe. »

Felipe pensait la même chose.

Mais les deux hommes n’arrivaient pas à faire les trois pas en avant, qui les auraient portés vers les rats. Entre le raisonnement lucide et l’horreur du contact physique, il y avait un gouffre qui de garder les yeux ouverts et de percer l’obscurité, les faisait se raccrocher à n’importe quoi.

Titubants de fatigue, Malko et Felipe essayaient de garder les yeux ouverts et de percer l’obscurité. Par moment, le grouillement semblait se rapprocher. Ils en grinçaient des dents… Mais c’était une fausse alerte. Malko regarda encore sa montre : minuit. Il n’en pouvait plus.

— Felipe, proposa-t-il, on y va ?

Pas besoin de demander où. Les cerveaux des deux amis travaillaient au même rythme. En choisissant l’heure de leur fin, ils étaient encore des hommes.

— Vamos, dit Felipe, retrouvant sa langue natale. Esta un hombre, muy càbaîlo señor S.A.S.

Ils avancèrent d’un pas vers le fond de la cage. À ce moment, la lumière s’alluma.

Christina Ariman glissait silencieusement dans l’étroit couloir entre les cages. Elle avait à la main un long objet noir. Malko la regarda ; elle sourit légèrement et tristement. Maintenant, seuls les barreaux les séparaient. Elle tendit à Malko ce qu’elle tenait à la main. Machinalement, il prit l’objet.

— C’est une lime, dit-elle. Tout ce que j’ai pu trouver pour vous aider. C’est le Japonais qui a la clef des cellules. Je ne pouvais pas les lui prendre.

La lime, enveloppée dans un morceau de papier, était un énorme outil de serrurier. Malko sentit son cœur se dilater. Après tout peut-être qu’il n’allait pas mourir !

— Christina, dit-il, ne restez pas avec ces gens. Ils sont fous, vous voyez bien.

Elle secoua la tête :

– Non, Malko, ils ne sont pas fous. Ils ont beaucoup souffert et je les comprends. Je ne vous libère pas pour les empêcher de mettre à exécution leur projet, mais parce que je ne veux pas que vous mouriez, vous… Les Américains, je m’en moque. Tous les ans, sur ce continent, des millions de gens meurent de faim, alors vous comprenez !…

— Vous jouez un jeu dangereux, Christina, dit Malko.

— Non. Pour retrouver la civilisation, il vous faut au moins cinq jours de marche dans la jungle. Il n’y a qu’une route pour venir ici, et le Japonais va la faire patrouiller par ses hommes. Si vous voulez rester en vie, demeurez dans la jungle. Là, ils n’iront pas vous chercher. Quand vous atteindrez Guadalajara, nous serons loin.

— Qu’allez-vous devenir, vous ?

— Ne vous préoccupez pas de moi. Et ne cherchez pas à voler ma voiture. Elle est en face du poste de garde… Adios. Bonne chance. Attention aux rats.

Elle sourit et s’éloigna dans le couloir. Les deux hommes se mirent à arracher le grillage. Felipe prit la lime sans un mot, puis attaqua l’un des barreaux. Christina avait laissé l’électricité allumée. Les rats étaient groupés au bout de la cage, en une masse grise et mouvante, piquetée de rouge. Ils poussaient de petits cris et certains s’avançaient de temps en temps vers les prisonniers, les yeux brillants, la longue queue traînant sur le sol.

Felipe limait comme un fou. De grosses gouttes de sueur coulaient sur son front et ses mains étaient couvertes de poussière noirâtre. La lime était déjà enfoncée de près d’un centimètre. Il fallait scier deux barreaux, chacun en deux points Malko regarda sa montre avec inquiétude. Leur seule chance était de filer avant le jour. Il était une heure.

— À moi, dit-il à Felipe.

Le Mexicain, qui n’en pouvait plus, lui tendit la lime, en silence. Malko s’attaqua avec rage au barreau. Felipe surveillait les rats. C’était plus dur que Malko ne l’avait pensé. Felipe avait une force colossale. Serrant les dents, il s’accrocha au manche de bois. Déjà il avait mal aux mains.

Ainsi les deux hommes se relayèrent sans cesse. À trois heures, le premier barreau se détacha. Au même moment, une vingtaine de rats avancèrent en couinant. Malko et Felipe étaient paralysés de terreur. Felipe saisit le morceau de barreau et le brandit. Les rats ne reculèrent pas. S’ils attaquaient tous ensemble, c’était fini. On voyait leurs petites gueules roses s’ouvrir et se fermer.

— Ils ont faim, dit Felipe Dépêchons-nous.

Ils reprirent leur travail de fourmis. À cinq heures, le second barreau ne tenait plus que par un fil. Felipe l’arracha. Les rats étaient maintenant en demi-cercle, à moins d’un mètre.

— Filons, dit Malko.

Il passa le premier. Une joie surhumaine le souleva quand il se glissa entre les barreaux. Felipe suivait, avec les barreaux coupés, qui faisaient d’excellentes matraques. Ils coururent le long du couloir. La porte à deux battants s’ouvrit sans difficulté. Felipe éteignit. Il faisait déjà presque jour. Ils sortirent avec précaution. Felipe montra du doigt le couloir.

— Regardez !

Les rats avançaient lentement dans le couloir…

— Belle surprise pour ces salauds ! dit Malko.

Heureusement, le bâtiment des rats se trouvait un peu à l’écart. Ils coururent vingt mètres et plongèrent dans la jungle épaisse et verte. Essoufflés ils s’arrêtèrent. Jusqu’ici, ils n’avaient pensé qu’aux rats.

— Que faisons-nous ? demanda Felipe. Si les rats se répandent dans la propriété, les salauds vont nous chercher tout de suite… Il faut marcher vers le sud, dans la jungle.

— Il y a peut-être une meilleure chance, répondit Malko. Vous vous souvenez de ce qu’a dit le Japonais, à propos de Lentz ?

Le Mexicain secoua la tête.

— Lentz est venu ici en voiture. Celle-ci est peut-être encore au village. Puisqu’ils l’ont poursuivi à pied. Il y a une chance sur mille pour qu’elle marche, mais ça vaut la peine d’essayer. D’autant qu’ils nous croiront perdus dans la jungle.

— Bonne idée, approuva Felipe. Le village est sûrement au bord de la route. Prenons à l’ouest, et dès que nous aurons retrouvé la route, remontons au nord.

Aussitôt, ils se mirent en marche. Par chance, la jungle n’était pas trop épaisse. Ils se faufilaient silencieusement entre les hautes herbes et les lianes. Felipe marchait devant. Ils débouchèrent sur la route. Il n’y avait personne en vue ; pourtant ils restèrent là cinq bonnes minutes, tapis dans un fossé, craignant un piège.

— En avant ! dit enfin Malko.

Marchant dans l’herbe épaisse, ils prirent la direction du nord.

La route monta et serpenta sur une colline. Hors d’haleine, Malko avait peine à suivre Felipe. Soudain, celui-ci s’arrêta et prit son compagnon par le bras :

— Regardez !

À un kilomètre environ, dans une petite vallée, on distinguait un village.

Coudes au corps, les deux hommes dévalèrent la pente, ne cherchant même plus à se cacher. Les premières maisons apparurent en ruine, couvertes de végétation. Les lianes et les plantes sortaient déjà de toutes les ouvertures. Felipe prit le côté gauche, Malko le droit. La grande rue du village n’était plus qu’un sentier de brousse.