C’était la même odeur qui flottait dans tout le village. Pas la senteur habituelle des tortillas brûlées, et du maïs frit mélangé à la crasse, qu’on retrouve dans tous les villages mexicains, mais une odeur âcre et douceâtre à la fois. L’odeur de la mort.
Serge Lentz avança entre les maisons. Il n’avait pas encore vu un seul être vivant. Rien que, à l’entrée du hameau, le corps gonflé et difforme d’un vieillard, couché en travers d’un fossé, entouré de mouches et recouvert d’une sorte de moisissure rougeâtre que Lentz avait déjà remarquée sur les cactus géants, qui poussaient entre deux maisons.
Il appela :
— Holà !
Personne ne répondit à son appel. Pourtant, même si les hommes étaient aux champs, il devait y avoir des femmes, des enfants. À moins que…
Il essuya la sueur qui lui coulait du front. Après la chaleur sèche de Mexico-City, la moiteur étouffante du climat tropical tombait sur ses épaules comme une chape de plomb. Il se trouvait à plus de 1000 kilomètres de la capitale et aurait pu se croire sur une autre planète.
Pour arriver à ce hameau de Las Piedras, il avait roulé jour et nuit pendant vingt-quatre heures. D’abord sur la grand-route Mexico-Guadalajara, puis sur une piste de terre pas trop défoncée, jusqu’à l’embranchement qui conduisait au hameau. C’était tout juste un sentier, impraticable six mois de l’année durant la saison des pluies. À l’entrée, un panneau délavé : Attention ! Cette route n’est pas patrouillée régulièrement.
Autrement dit, si vous tombiez en panne, il ne fallait compter que sur vous-même.
Las Piedras était au bout du sentier à 120 kilomètres environ. Lentz avait mis cinq heures à les parcourir. C’était sans doute la première fois qu’une automobile empruntait ce chemin. Une fois par an, le contrôleur d’impôts s’y hasardait à dos de mule. Même lui ne devait pas tirer beaucoup de pesos de ce hameau d’une centaine d’âmes, perdu en pleine jungle, à quelques kilomètres du Pacifique.
Les habitants vivaient en économie fermée, avec leur maïs, leur manioc et leurs volailles. Tous les deux ou trois mois, certains d’entre eux se rendaient à Los Mochis, à 200 kilomètres, échanger des œufs et des cochons contre du sel, des médicaments, des vêtements et des allumettes. Le voyage durait quinze jours. Ils ne rapportaient pas de journaux, personne ne sachant lire à Las Piedras. Bien entendu la poste et le téléphone étaient inconnus. Qui aurait écrit ? Deux jeunes étaient bien partis pour Guadalajara, quelques années plus tôt, mais on n’avait jamais plus entendu parler d’eux.
Le seul contact avec l’extérieur était le poste à transistors du chef de village, acheté un jour de folie. L’appareil servait rarement.
C’était vraiment le bout du monde…
Lentz jura pour lui. Dire qu’il était là à cause d’une conversation d’ivrogne ! Son ami le Chamalo avait parlé d’une façon si étrange de Las Piedras, après avoir vidé trois bouteilles de tequila, que Lentz avait décidé d’en avoir le cœur net. Dans son métier, il ne fallait pas croire aux coïncidences.
Ce hameau perdu n’aurait dû recéler aucun mystère. Les maisons en pierres sèches crépies de blanc étaient les mêmes que dans des milliers d’autres villages mexicains. La jungle était aussi verte et exubérante qu’ailleurs. Sauf, pourtant, sur une étroite bande de végétation, juste avant d’arriver au hameau. Là, les feuilles étaient couvertes d’une curieuse moisissure rouge écarlate.
Maintenant, il y avait cette rue déserte et ces maisons silencieuses…
Serge Lentz poussa la barrière d’une ferme et entra. L’odeur était épouvantable. Autour de la mare desséchée, il y avait des cadavres de poules, de canards et même un cochon.
Une masse noire gisait sur le perron, entourée de mouches. Un chat était venu mourir là. Les cadavres étaient tous recouverts de la même couche écarlate.
Cette fois Lentz n’appela pas. Il enjamba la charogne du chat, poussa la porte et entra.
Encore ébloui par le soleil, il ne vit d’abord rien. Mais l’odeur effroyable le saisit à la gorge. Il alla à la fenêtre et poussa les volets de bois, faisant entrer un flot de lumière. Ce qu’il aperçut le fit reculer : il y avait trois cadavres par terre. Deux femmes et un homme, vêtus de blanc comme tous les paysans mexicains. Leur visage et leurs mains n’étaient plus qu’une masse rouge.
Serge Lentz ressortit en titubant. Il lui fallut dix bonnes minutes, appuyé à un mur de pierres sèches, pour se remettre. Il retourna à sa voiture, prit dans sa valise un flask de whisky, et avala d’un coup la moitié de la bouteille. L’alcool lui brûla le gosier et lui fit jaillir les larmes, mais il se sentit mieux. S’il n’avait tenu qu’à lui, il aurait sauté au volant. Mais il avait sa mission à remplir.
Il repartit et entre dans une autre maison. Il en visita ainsi une dizaine. Dans presque tout le village, le spectacle était le même : des cadavres gonflés. Tous les animaux étaient morts aussi. Le village n’était plus qu’un immense charnier.
Tout cela paraissait irréel. Il n’y avait pas un bruit et le soleil chauffait toujours aussi fort.
Etant donné l’isolement de Las Piedras, les autorités ne découvriraient le charnier que des mois après. C’est grand, le Mexique ! Même en plein XXe siècle, la civilisation n’a pas pénétré partout. À Las Mochis, le bourg le plus proche, la plupart des gens ignoraient l’existence de Las Piedras.
Qu’est-ce qui s’y était passé ? Serge Lentz n’était ni médecin, ni biologiste, mais cette épidémie brutale lui semblait bizarre. Bien sûr, avec la chaleur, dans ce pays, tout va vite. Mais quand même !… Et quelle était cette maladie inconnue qui paraissait s’attaquer aussi bien aux plantes qu’aux humains ?
En tout cas, le mal avait dû être foudroyant, puisque personne n’avait eu le temps de donner l’alarme… Bien sûr le plus proche médecin se trouvait à dix heures de mule. Mais on aurait pu aller le chercher.
Serge Lentz revint à sa voiture couverte de poussière. Aucune épidémie naturelle ne frappait aussi brutalement et ne se tenait dans les étroites limites d’un hameau. Soudain il pensa à une explication. Le village s’alimentait peut-être en eau à une mare qui avait été empoisonnée.
Voilà d’où pouvait venir le mal. Il devait certainement se trouver à proximité de l’eau indispensable à toute vie.
Il retourna au centre du hameau. De la place, il aperçut une petite déclivité de terrain. L’eau devait être là.
En effet, il trouva tout de suite ; un filet d’eau claire, coulant sur un fond d’herbes et de rochers, à cent mètres de la place. Il y avait sur la berge, un endroit plat qui avait dû servir de lavoir.
Tout était désert.
Soudain, quelque chose sautilla devant Serge Lentz qui fit un bon en arrière, pris d’une indicible répugnance.
Ce n’était qu’un oiseau. Mais quel oiseau ! Au bec énorme et recourbé, il reconnut un toucan, sorte de perroquet, normalement paré de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Mais celui-ci était tout rouge et n’avait plus que des moignons d’ailes. Incapable de voler, il se traînait sur ses longues pattes, fixant sur l’homme un œil atone. Il avait l’air d’avoir été trempé dans un bain d’acide. Il fit deux ou trois pas et tomba sur le côté, son bec s’ouvrit et se ferma convulsivement. Et il mourut sous les yeux de Serge Lentz crachant une écume rosâtre.
Celui-ci n’osa pas le ramasser. Il passa sa langue sur ses lèvres sèches. Il mourait de soif, mais maintenant l’eau de cette rivière lui faisait horreur.