Il eut encore droit à un gracieux sourire et descendit du DC 8, une poupée dans les bras, cadeau de la S.A.S. Il avait aussi volé les lunettes noires…
À cette heure matinale, les couloirs de l’aéroport étaient presque déserts. Malko, à grandes enjambées, fila vers la sortie. Un homme très petit lui barra soudain le chemin, souriant aimablement :
— Vous êtes SAS, n’est-ce pas ?
En alerte, Malko s’arrêta net. L’homme d’environ quarante ans, était bien habillé, d’un costume léger. La chemise était américaine, comme la coupe de cheveux.
— Qu’est-ce que vous voulez ? demanda Malko, plutôt rudement.
L’autre tendit une main un peu boudinée.
— Berry Gordy. Attaché culturel à l’Ambassade. J’ai un message pour vous. De votre ami Mitchell.
Malko serra les dents. Mitchell, c’était le responsable de la C.I.A. pour le Moyen-Orient, son ami à La C.I.A. L’autre lui tendit un câble et il lut ceci : « Rentrez immédiatement stop avons besoin de vous pour affaire importante vitale stop conditions matérielles acceptées d’avance stop bibises stop Mitchell. »
Il connaissait les besoins d’argent de Malko, le Mitchell ! Vieux grigou ! Il proposait régulièrement des ponts d’or à ceux qu’il envoyait en enfer. Souvent, il ne les payait pas. Pour cause de décès prématuré.
— Vous allez câbler à Mitchell, dit Malko, que vous m’avez raté, que je n’étais pas dans l’avion, qu’il est tombé, que j’ai été arrêté, n’importe quoi. Je suis en vacances et j’y reste. Au revoir.
Et il s’éloigna rapidement.
L’attaché « culturel » démarra aussitôt derrière lui. Mais ses petites jambes ne tricotaient pas assez vite. Alors il empoigna une des trottinettes que les employés de la S.A.S. utilisent pour les déplacements dans les immenses couloirs et, comme un gamin déchaîné, pédala pour rattraper Malko.
La conversation se poursuivit ainsi. Plus Malko accélérait plus l’autre, suant et soufflant pédalait. Le bout du couloir avec la douane et la police approchait. Berry Gordy, essoufflé, lâcha sa trottinette et prit Malko par le bras :
— Ecoutez. J’ai des instructions de Washington pour vous ramener à tout prix. Au besoin, je vous empêche de sortir de cet aéroport. Nous sommes très bien avec la police danoise. Alors, ne soyez pas idiot. Je ne veux pas perdre ma place à cause de vous. Après tout, des vacances, ça se recule.
— Et si je suis mort, après ? dit Malko, ivre de rage.
Mais il avait perdu. Il sentait bien que l’autre ne bluffait pas. Si Mitchell avait déridé d’interrompre les vacances de Malko, il devait y avoir une raison vraiment grave.
Gordy avait dû lire dans ses pensées.
— Je vous ai pris une réservation en première sur le vol 913 de la S.A.S., dit-il. Vous partez à 12 heures et vous serez à New York à 14 h 55. Avec un peu de chance vous pourrez voir Mitchell à Washington ce soir…
— Vous ne voulez pas qu’entre les deux, je fasse un crochet pour bombarder la Russie ?
Gordy, modeste dans sa victoire, rit avec juste ce qu’il fallait de servilité pour mettre un peu de baume dans le cœur de Malko.
— Bon, dit ce dernier. Vous allez m’emmener chez un antiquaire. Vous vous y connaissez en porcelaine ?
Gordy jura qu’il n’aimait positivement que deux choses au monde : sa mère et les porcelaines. Il était toujours aussi dévoué quand, quatre heures plus tard, il accompagna Malko à la coupée du DC 8 de New York.
C’était un innocent flacon comme on en voit encore dans les pharmacies de campagne. Il contenait un litre environ. Une poudre grisâtre le remplissait jusqu’au goulot, fermé par un bouchon scellé à la cire. Une large bande rouge entourait le bas du flacon. Trois lettres jaunes s’y détachaient : CX 3.
Quatre hommes regardaient en silence ce flacon, posé sur une table recouverte de plastique blanc.
— Mon cher SAS, dit l’un d’eux, il y a dans ce flacon de quoi tuer deux milliards d’êtres humains.
Malko regarda le flacon. Incroyable ! Il n’avait pourtant aucune raison de mettre en doute la parole du professeur Alsop, directeur du Centre de Recherches militaires de Détrick, en jargon militaire : la base K 46. Le public ignorait généralement qu’il s’agissait du centre de guerre bactériologique le plus moderne du monde. La riposte américaine aux six bases russes similaires, découvertes par la C.I.A. en Sibérie…
Le voisin de Malko, un savant chauve aux yeux chassieux et au costume fripé, dit, d’une voix un peu chevrotante :
— Dans de bonnes conditions, un gramme de CX3 peut tuer 300 000 personnes.
Malko le regarda, un peu dégoûté :
— Et dans de mauvaises conditions, Professeur ?
Le savant hocha la tête, sans saisir l’humour noir de la question :
— Je ne sais pas. Quelques centaines, peut-être.
— Charmant, continua Malko. C’est vous qui avez mis au point cette merveille ?
Le vieil homme secoua la tête, modeste.
— Oh, non, j’ai seulement utilisé les ressources de la nature. Vous savez qu’on peut être gravement intoxiqué par une boîte de conserves avariées ?
— Oui.
— Le virus qui provoque cette intoxication s’appelle le virus botulique. C’est un des poisons naturels les plus violents. On ne le trouve dans la nature qu’en quantité infinitésimale. Nous avons, nous, réussi à fabriquer synthétiquement la botuline, que vous avez devant vous.
— Ainsi, coupa Malko, une cuillerée à café de ce produit dans un réservoir d’eau et j’extermine la population de New York ?
— Ce n’est malheureusement pas aussi simple, soupira le Professeur. Mais les proportions sont bonnes.
Le cynisme inconscient du savant agaçait un peu Malko. Il se tourna vers le quatrième personnage, un général en uniforme :
— Dites-moi, Général, vous n’avez pas interrompu mes vacances pour jouer à « Hou, fais-moi peur » ? Qu’attendez-vous de moi ? Que j’avale le contenu de ce flacon ?
Le général Higgins, qui commandait un important service de la C.I.A., était soucieux et n’apprécia pas la plaisanterie :
— Vous deviez voir ce flacon, bougonna-t-il. Venez dans le bureau du Professeur. Je vais vous raconter l’histoire.
SAS emboîta le pas au Général. Une fois de plus, il devait résoudre un problème délicat et dangereux. Autrement on n’aurait pas fait appel à lui. Cela coûtait trop cher au trésor américain.
Le petit groupe arriva dans un bureau largement vitré, qui donnait sur la campagne verdoyante du Maryland. En voyant le ciel bleu et le paisible panorama, Malko se prit à rêver. Comment des êtres humains pouvaient-ils passer leur vie à créer des horreurs comme le contenu de ce flacon mortel ? Il n’avait, lui, que des préoccupations pacifiques. D’abord restaurer le château historique de ses ancêtres, en Autriche, là où il comptait terminer ses jours. Cela coûtait une fortune et le forçait à travailler pour la C.I.A., en tant que contractuel d’élite, les boiseries d’époque et les vieilles pierres étant hors de prix.
Son autre passion était moins dispendieuse. Il ne pouvait pas voir une jolie femme sans avoir envie de l’emmener dans son lit. Comme il y parvenait souvent, cela entraînait pour lui des complications sans nombre. Célibataire endurci, il ignorait la jalousie. Ce n’était pas toujours le cas de ses partenaires. S’il était de méchante humeur aujourd’hui, ce n’était pas tellement à cause du fameux flacon : il avait vu assez d’horreurs pour être blasé. Mais cette base semblait ne pas compter une seule secrétaire plus ou moins comestible…
— Mon cher SAS, commença le Général, nous sommes dans un foutu merdier.
— Ah, fit Malko.