Les militaires ont tendance à l’exagération.
— Nous avons une guerre sur le dos, simplement !
— Une guerre ? Avec qui ?
— Cuba.
— Castro ?
— Oui. Et ce qui est plus grave, il menace de la gagner…
SAS, un peu surpris, regarda le Général :
— Et nos fusées, nos bombardiers ?
— Ce n’est pas si simple que cela. La forme de guerre que nous livre Castro interdit une riposte classique, atomique ou non. Que croyez-vous qui se passerait, si demain nous envoyions des fusées sur La Havane ?
— Vous n’auriez plus de cigares…
— Ne faites pas l’idiot… L’O. N. U. nous mettrait au ban de l’humanité. Ce n’est pas un risque à prendre. Non, nous sommes pieds et poings liés. Il faut nous tirer d’affaires par la ruse.
— Si vous ne parliez pas par énigmes, nous nous comprendrions certainement mieux, continua Malko. Vous m’avez d’abord montré un flacon qui, paraît-il, éclipse vos bombardiers et vos fusées. Maintenant vous me dites que nous sommes en guerre avec Cuba et que Castro va nous mettre à genoux. Qu’est-ce que cela veut dire ?
Qu’il a un flacon encore plus gros que le nôtre ? Ou qu’il a trouvé le moyen de rendre tous nos militaires idiots ?
SAS commençait à s’ennuyer dans ce laboratoire. Ces officiers et ces savants vivants dans un monde irréel et sinistre lui portaient sur les nerfs. Il considérait comme des imbéciles les guerriers professionnels : la vie était trop courte. Lui ne risquait la sienne que pressé par le besoin. Il n’avait d’autre moyen de réaliser son vieux rêve : vivre dans son château sur ses terres, comme ses ancêtres. Et aussi parce qu’il aimait la liberté. Il était allé dans plusieurs pays communistes. Le mode de vie « socialiste » lui était profondément antipathique.
Le Général sentit cet agacement :
— Venez, SAS. J’ai une histoire à vous raconter.
— Si vous avez envie d’expérimenter votre truc sur moi, dit Malko, je ne suis pas volontaire…
— Tâchez d’être sérieux cinq minutes et suivez-moi dans mon bureau, dit sèchement le Général.
Ils reprirent une enfilade de couloirs. Le professeur Alsop trottinait sur leurs talons. Le bureau du Général était somptueux. De la moquette verte où l’on s’enfonçait jusqu’aux chevilles, des boiseries, un vieux bureau anglais et une splendide vue sur le Maryland. Malko s’assit dans un fauteuil profond comme un divan et alluma une Winston.
Le Général avait pris place derrière le bureau et le Professeur était debout dans un coin de la pièce.
— Voilà, commença le Général, vous savez probablement que, comme beaucoup de nations modernes, nous étudions ici la guerre bactériologique, c’est-à-dire les moyens de détruire une population ou une armée ennemie en déclenchant des épidémies artificielles…
— Vous vous étiez déjà fait la main en Corée, coupa Malko, un peu ironiquement…
Le Général l’arrêta d’un geste.
— Nous ne sommes pas les seuls. Savez-vous que les Russes ont six laboratoires spéciaux en Azerbaïdjan, dans le Caucase, qui ne s’occupent que de cela ? La station I est spécialisée dans la culture des bactéries du typhus ; la station II dans la culture des bactéries de variole et de méningite cérébro-spinale ; la station III et la V dans la culture des bactéries de la Malaria, de la paratyphoïde et de la méningite ; enfin les stations IV et VI s’occupent de la peste et de la dysenterie amibienne… Alors qu’en dites-vous ?
— Que ce n’est pas rassurant.
— Nous avons dix ans d’avance sur les Russes, coupa le Général. Nous avons dépassé depuis longtemps le stade des bactéries et des poisons naturels.
— Alors quel est votre problème ?
— Une imprudence. Une terrible imprudence dont je porte la responsabilité. Nos alliés aussi préparent ce genre d’armes. Les Anglais, entre autres. Ils ont eu certains déboires ces temps-ci, puisqu’un de leurs savants est mort accidentellement de la peste. C’est peut-être pour cela qu’ils ont décidé d’envoyer un navire-laboratoire dans les Bahamas.
— Drôle d’idée !
— Pas si drôle que cela. Ils ont l’intention d’étudier là-bas le développement des bactéries dans le climat tropical. N’oubliez pas le sud-est asiatique.
« Donc, il y a deux mois, les Anglais nous ont avertis que le navire-hôpital Ben Lomond allait jeter l’ancre à la Jamaïque, pour deux semaines environ. Comme nous avons des accords avec eux, ils nous ont demandé de leur envoyer un de nos spécialistes avec un échantillon de notre dernier produit, le CX 3. »
— Qu’est-ce que c’est ?
— Ce que vous avez vu dans le flacon. Le poison le plus puissant du monde. Une synthèse d’un poison naturel, dont nous avons multiplié par 10 000 la virulence. Bien entendu la formule en était absolument secrète.
« Seulement, autant nous sommes prudents en ce qui concerne les armes classiques, autant l’idée qu’on puisse voler ce flacon ne m’était pas venue à l’esprit. Aussi, nous avons pris un billet d’avion pour un major de mon service et nous l’avons envoyé sans escorte à la Jamaïque rencontrer ses collègues anglais. Dans sa serviette, il emportait le flacon jumeau de celui que vous avez vu. De quoi exterminer l’humanité… »
— Et alors ?
Malko commençait à se passionner pour cette histoire. Pour une fois qu’il ne s’agissait pas de fusées !…
— Alors, le major n’est jamais arrivé à la Jamaïque. Son avion a été attaqué en vol par des inconnus, qui ont maîtrisé l’équipage et ont forcé l’appareil à atterrir à Cuba. Nous avons tout tenté pour l’en empêcher, puisque j’avais fait donner l’ordre d’abattre l’appareil, avec tous ses occupants. Mais il était trop tard.
— La compagnie a récupéré l’avion. Les passagers sont sains et saufs et nous ont été rendus, via la Jamaïque. Tous, sauf un. Le major Lance a disparu. Les Cubains nous ont soutenu qu’il n’était pas sur la liste des passagers. Bien entendu, sa serviette et son contenu se sont également volatilisés.
— Mais vous croyez que les Cubains vous veulent du mal ? Après tout, vous pouvez les liquider de deux coups de fusées… microbes ou pas.
Le Général secoua la tête.
— Malheureusement non, mon cher SAS. D’abord, vous savez comme moi que nous ne pouvons pas toucher à nos fusées sans déclencher une guerre mondiale, c’est-à-dire, en pratique, la fin du monde. Ensuite, nous ne sommes mêmes pas sûrs que les Cubains nous veuillent du mal dans cette histoire. Ou du moins, nous avons l’impression qu’ils agissent pour quelqu’un d’autre…
— Qui ?
— Honnêtement, je n’en sais rien. Ce CX 3 est une arme terrible qui, bien employée, peut porter un coup fatal aux U.S.A. Il suffit de quelques doses bien placées pour tuer des dizaines de millions d’Américains, sans parade possible. Nous avions pensé que cela pourrait tenter les Cubains. Mais nos dernières informations contredisent cette version. Ce que j’ai appris est tellement fantastique que j’ose à peine vous le dire.
— Allez-y, je suis prêt à tout entendre.
— La C.I.A. avait demandé, après la disparition du CX 3, à tous ses correspondants, de lui signaler toute épidémie suspecte en Amérique centrale.
— Je vois. Où est-ce que cela a éclaté ?
— Au Mexique. Notre correspondant à Mexico nous a signalé qu’un village avait été frappé d’une étrange épidémie. Nous, nous pensons que quelqu’un a sciemment détruit ce village, avec une dose infime de CX 3.
— Comment est-ce que cela « fonctionne » ?
Le Général hésita un instant et se tourna vers le professeur Alsop, qui hocha la tête.
— Ecoutez, reprit le Général, si ce n’est pas absolument indispensable à votre enquête, je préfère ne pas vous le dire. Peut-être que ceux qui se sont emparés du poison ne savent pas parfaitement comment l’utiliser. Mais moins vous en saurez, mieux cela vaudra, pour vous comme pour nous.