Leo sourit. Il se consolait de son hypocrisie en songeant qu’il était au moins loyal envers ses employeurs.
— Oh !…
Tony semblait méditer quelque déception secrète. Puis ses yeux, de nouveau, sondèrent ceux de Leo.
— Quand un des navires de saut de la compagnie quitte Rodeo… quelle est sa première étape ?
— Ça dépend de sa destination, je suppose. Certains vont jusqu’à la Terre d’une seule traite. S’il y a auparavant des marchandises ou des passagers à décharger, il s’arrête en général à la station Orient.
— GalacTech n’est pas propriétaire de cette station, n’est-ce pas ?
— Non. Elle appartient au gouvernement d’Orient IV. Encore que GalacTech en loue une bonne partie.
— Et combien de temps faut-il pour y aller depuis Rodeo ?
— Oh ! environ une semaine. Tu t’y arrêteras sans doute bientôt toi-même, d’ailleurs, ne serait-ce que pour y prendre du matériel et des provisions.
Le garçon, peut-être à la perspective de cette première mission, parut un moment distrait de ses préoccupations. C’était déjà mieux.
— Je suis heureux d’y aller, monsieur.
— Bien. Essaie de ne pas te casser une jambe… enfin, un bras d’ici là, d’accord ?
Tony hocha la tête en souriant.
— Je m’y efforcerai, monsieur.
Que signifient toutes ces questions ? se demanda Leo en regardant Tony franchir la porte. Ce garçon n’avait tout de même pas l’intention de partir tout seul à l’aventure ? Il ne semblait pas du tout effleuré par la pensée qu’il serait un véritable phénomène de foire pour n’importe qui en dehors de son Habitat. Si seulement il avait pu l’amener à se confier davantage…
Il aurait pu user de son autorité pour lui tirer les vers du nez, mais cette idée l’écœurait. Tous les gravs de l’Habitat paraissaient trouver naturel d’avoir accès aux pensées les plus secrètes des quaddies. C’était même un droit, à leurs yeux. Pas une seule porte, dans les quartiers des quaddies, n’était munie d’un système de fermeture. Ils avaient à peu de chose près autant d’intimité que des poissons rouges dans un bocal.
Il repoussa ces pensées critiques, mais ne put se débarrasser d’un malaise tenace. Toute sa vie, il avait placé sa foi dans son intégrité professionnelle. Avec la certitude que, s’il suivait cette voie, ses pieds ne trébucheraient pas. Or, cette fois-ci, l’honnêteté qu’il cherchait à transmettre dans ses cours semblait insuffisante. Comme si l’on attendait autre chose de lui. Mais quoi ? Que pouvait-il donner d’autre ?
Une peur diffuse lui donna une soudaine nausée. Il cligna des yeux. Au-delà du hublot, les étoiles se brouillèrent alors que son angoisse lui obscurcissait la conscience…
En frissonnant, il tourna le dos à l’infini. Un infini capable de l’engloutir, c’était certain.
Ti, le copilote de la navette de fret, avait les yeux fermés. Peut-être était-ce naturel en des moments comme celui-ci, songea Silver qui étudiait son visage à moins de dix centimètres du sien. C’était vraiment bizarre, un homme… et pas forcément à cause des boutons de métal implantés dans son front et ses tempes. Non, ça, c’était en fait comme des décorations, ou des marques de hiérarchie. Elle ferma un œil, puis l’autre, afin de déplacer le visage de l’homme dans son champ de vision.
Ti ouvrit les yeux un instant, et Silver se remit aussitôt en action. Elle sourit, paupières mi-closes, imprimant une ondulation sensuelle à ses hanches.
— Ooooh ! murmura-t-elle comme le lui avait appris Van Atta.
J’ai besoin d’avoir un peu de feed-back, trésor, lui avait-il demandé. Aussi avait-elle trouvé toute une gamme de petits bruits qui avaient eu l’air de lui plaire et semblaient également efficaces avec le pilote.
Ti referma les yeux ; ses lèvres s’entrouvrirent tandis que sa respiration s’accélérait. Silver, ravie, put reprendre son vagabondage mental en toute tranquillité. Encore que le regard de Ti ne la gênait pas comme celui de M. Van Atta, qui avait toujours l’air de suggérer qu’elle aurait dû faire autre chose, ou davantage, ou différemment.
Le front du pilote était humide ; une boucle de ses cheveux bruns était collée autour d’un bouton argenté. Mutant mécanique, mutant biologique, tous deux victimes de technologies de pointe. Peut-être était-ce pour cette raison que Ti avait osé franchir le pas avec elle. Ils étaient en définitive logés à la même enseigne. Tous deux aussi bizarres l’un que l’autre.
Il frémit, gémit, la serra très fort contre lui. Curieux… il avait l’air plutôt vulnérable. Elle n’avait jamais vu cette fragilité chez M. Van Atta. À vrai dire, elle aurait été bien en peine de mettre un nom sur le comportement qu’il avait dans ces moments-là.
Qu’est-ce qui pouvait bien leur donner autant de plaisir et qui la laissait indifférente, elle ? Qu’est-ce qui ne tournait pas rond chez elle ? Peut-être était-elle vraiment frigide, comme l’en avait accusée un jour M. Van Atta. Quel vilain mot… ça lui évoquait une machinerie glacée. Elle avait alors appris à gémir et à roucouler pour lui ; à onduler de façon lascive, tant et si bien qu’elle avait eu droit à ses félicitations. Il était si content qu’elle se dégèle enfin…
Silver se rappela qu’elle avait une autre raison de garder les yeux ouverts. Une fois de plus, elle regarda par-dessus la tête du pilote. La verrière d’observation du poste de commande surplombait le quai de chargement du fret pour l’instant toujours obscur et désert. Tony, Claire, bon sang, dépêchez-vous ! songea Silver qui commençait à s’inquiéter. Je ne peux pas occuper ce type jusqu’à la fin de son tour de garde…
— Waaah… souffla Ti, sortant de sa transe.
Il ouvrit les yeux et sourit.
— Ils ont vraiment pensé à tout quand ils vous ont conçus pour l’apesanteur…
Relâchant les épaules de Silver, il fit glisser ses mains le long de son dos, de ses hanches et sur ses bras inférieurs, tapotant enfin avec approbation les mains de la fille accrochées à ses cuisses musclées.
— Tout à fait fonctionnel.
— Comment est-ce que les gravs font pour ne pas être sans arrêt séparés ? demanda Silver.
Puisqu’elle avait un expert dans les bras, autant en profiter pour s’instruire.
Le sourire du pilote s’élargit.
— La gravité nous maintient collés l’un à l’autre.
— C’est drôle… J’avais toujours pensé que la gravité était quelque chose contre lequel il fallait toujours se battre.
— Non, pas toujours. La moitié du temps seulement. L’autre moitié, c’est très utile.
Il se détacha d’elle avec souplesse et l’embrassa dans le cou.
— Tu es adorable…
Elle l’observa, rougissante, tandis qu’il procédait à une rapide toilette. Un bref sifflement d’air, et le préservatif spermicide disparut, avalé par le tube à déchets. Silver réprima un soupir de regret. Dommage que Ti ne soit pas l’un d’eux. Dommage qu’elle soit si loin sur la liste des quaddies programmées pour la maternité. Dommage…
— Tu as pu savoir si on a vraiment besoin de se protéger ? demanda Ti.
— Je n’ai pas osé poser directement la question au Dr Minchenko, répondit-elle. Mais je crois que, d’après lui, un fœtus né d’une union entre un grav et l’une de nous ne serait pas viable. Ça provoquerait une fausse couche, mais, en fait, personne ne sait avec certitude. Si ça se trouve, ça pourrait donner un bébé dont les membres inférieurs ne seraient ni bras ni jambes, mais quelque chose à mi-chemin.