Sans cesse, elle jetait des coups d’œil angoissés vers Tony dont le visage était exsangue.
— Claire… dit-il enfin, j’ai l’impression que cette navette va atterrir en gravispace ! Je parie que les bruits qu’on vient d’entendre sont ceux des ailes qui se déploient.
— Oh non ! Ce n’est pas possible ! Silver a bien vérifié le tableau horaire et…
— Apparemment, Silver a commis une grosse erreur.
— J’ai vérifié, moi aussi. Cette navette était censée charger de la marchandise à la station de transfert, et ensuite seulement aller en gravispace.
— Alors vous vous êtes mises à deux pour vous tromper, rétorqua-t-il d’une voix que la colère, masquant la peur, durcissait.
Je t’en prie, Tony, ne crie pas… Si je ne garde pas mon calme, Andy perdra le sien aussi… C’est toi qui as eu l’idée de ce voyage. Pas moi.
Tony roula sur le ventre et, les mains à plat sur… sur le sol – c’est ainsi que les gravs nommaient la direction d’où venait le vecteur de la force de gravitation –, se traîna jusqu’au plus proche hublot. La lumière qui s’en déversait était étrange.
— C’est tout blanc, Claire… On doit entrer dans une zone de nuages !
Des nuages… Claire les avait regardés pendant des heures tournoyer en direction de Rodeo. Ils lui avaient toujours paru aussi énormes que des limes. Elle regrettait de ne pouvoir rejoindre Tony pour les voir.
Andy était agrippé à son T-shirt. Imitant Tony, elle roula sur le côté, paumes au sol, et se redressa. Andy, apercevant son père, voulut, comme d’habitude, s’écarter de Claire pour le rejoindre. Mais dès qu’il la lâcha, le sol l’aimanta et lui assena un coup sur la tête.
L’espace d’un instant, il fut trop choqué pour crier. Puis il poussa un hurlement de douleur qui transperça les nerfs de Claire de part en part.
Tony, lui aussi, sursauta. Aussitôt, il revint vers eux.
— Pourquoi l’as-tu laissé tomber ? l’accusa-t-il. Mais qu’est-ce que tu fous, bon sang ? Fais-le taire, maintenant, et vite !
Claire roula de nouveau sur le dos, attirant Andy contre le coussin moelleux de son ventre pour le cajoler. Le timbre des ululements passa du suraigu de la peur au contralto de l’indignation, mais le volume n’avait pas varié d’un décibel.
— Ils vont l’entendre jusqu’au poste de pilotage ! pesta Tony. Fais quelque chose !
— J’essaie, qu’est-ce que tu crois ?… répondit-elle sur le même ton.
Ses mains tremblaient. Elle tenta de diriger le visage d’Andy vers sa poitrine, mais il se dégagea, glapissant de plus belle. Par chance, le bruit de l’atmosphère se précipitant sur la navette devenait assourdissant. Lorsque enfin le vacarme s’apaisa, Andy, épuisé, n’avait plus que la force de hoqueter. Il frotta son visage, brillant de larmes et de morve, contre le T-shirt de sa mère. Claire avait du mal à respirer avec ses sept kilos sur l’estomac et la poitrine, mais elle n’osait pas le déplacer.
D’autres claquements métalliques se répercutèrent sur les parois de la soute. Les vibrations des moteurs changèrent d’intensité, et Claire fut ballottée d’un côté à l’autre. Elle libéra deux de ses mains pour se caler entre les caisses de plastique.
Tony était allongé près d’eux, dévoré d’anxiété.
— On doit sûrement être en train de descendre pour atterrir.
Claire hocha la tête.
— Oui, dans un des spatioports. Il y aura des gens. Des gravs… On pourra peut-être leur expliquer qu’on s’est fait enfermer dans cette navette par accident, et ils nous renverront directement chez nous, suggéra-t-elle.
Tony serra les poings.
— Non ! Pas question d’abandonner maintenant. C’est notre unique chance de nous en sortir. Après… ce sera fini.
— Mais que peut-on faire d’autre ?
— On va sortir d’ici sans être vus, et on montera dans une autre navette qui ira à la station de transfert.
Il posa la main sur son bras alors qu’elle s’apprêtait à protester.
— On l’a fait une fois, Claire. On peut le refaire.
Elle secoua la tête, regrettant de ne pas avoir sa confiance. Ils n’eurent pas le loisir de poursuivre leur discussion. Une salve de violents coups sourds secoua le vaisseau tout entier, puis se fondit en un grondement continu. Le rayon de lumière tombant du hublot balaya la soute tandis que la navette atterrissait, remontait la piste et tournait. La soute s’obscurcit de nouveau, et les moteurs se turent. Le silence soudain était presque aussi effrayant que le vacarme qui l’avait précédé.
Claire relâcha les caisses. De tous les vecteurs d’accélération, un seul subsistait. Isolé, il devint écrasant.
La gravité.
Implacable, elle exerçait une puissante pression contre son dos. Claire eut une vision effrayante – cette pression la repoussait contre le plafond et écrasait Andy. Elle ferma les yeux sur cette illusion nauséeuse.
La main de Tony se referma sur son poignet. Suivant son regard, elle vit la porte, à l’avant de la soute, s’ouvrir.
Deux gravs, vêtus de la combinaison de maintenance de la compagnie, pénétrèrent dans la soute. La porte d’accès au fuselage de la navette s’ouvrit à son tour, et Ti passa la tête.
— Salut, les gars. Alors qu’est-ce qui se passe ?
— On est censés décharger et recharger en moins d’une heure, répondit un des employés. T’as juste le temps d’aller manger un morceau.
— C’est quoi, ce chargement ? Y a pas eu de presse comme ça depuis la dernière urgence médicale.
— Du matériel pour le spectacle que vous réservez à la vice-présidente du service financier.
— Apmad ? Elle n’arrive pas avant la fin de la semaine prochaine.
Le type ricana.
— C’est ce que tout le monde pensait. Mais elle vient de débarquer une semaine en avance dans son courrier privé, avec tout un commando de comptables. Apparemment, elle aime bien faire des inspections à l’improviste. La direction est ravie, comme tu t’en doutes…
— Ne ris pas trop fort, conseilla Ti. La direction s’arrange toujours pour partager son plaisir avec nous…
— Ça, on a déjà eu l’occasion de s’en apercevoir. Bon, allez, ne reste pas là, tu bloques la porte…
Les trois hommes disparurent dans le fuselage.
— Maintenant, murmura Tony en indiquant la porte ouverte.
Claire roula sur le côté et posa doucement Andy par terre. Son petit visage se fripa ; il s’apprêtait à protester. Se redressant sur les paumes, elle testa son équilibre. Son bras droit inférieur semblait être celui dont elle pouvait le plus facilement se passer. Elle l’utilisa pour prendre Andy et le serrer contre elle.
Collée au sol par l’affreuse gravité, elle commença à se traîner tant bien que mal, sur trois mains, vers la porte. Le poids d’Andy tirait sur ses bras comme si un puissant ressort l’entraînait vers le sol, et la tête du bébé retomba en arrière. Aussitôt, elle la retint avec sa main, ce qui lui provoqua une douleur dans l’épaule.
À côté d’elle, Tony, lui aussi, claudiquait sur trois mains. Avec la quatrième, il tirait sur la corde de leur sac de provisions. Lequel refusait de bouger.
— Flûte, jura Tony entre ses dents.
Il se rua sur le sac et le souleva, mais se rendit compte qu’il était beaucoup trop lourd pour le porter de la manière dont Claire portait Andy.
— Tu ne veux pas qu’on renonce ? demanda Claire d’une toute petite voix, connaissant déjà la réponse.
— Non !
Il s’empara du sac et le jeta sur ses épaules, puis se redressa pour le faire rouler sur son dos. De sa main gauche inférieure, il le stabilisa et s’avança en boitillant vers la porte.