— Bonjour, Tony, dit Van Atta sur un ton chaleureux.
— Bonjour, monsieur Van Atta.
Il sourit à Leo, puis inclina la tête en regardant Van Atta, dans l’attente manifeste d’être présenté.
— Est-ce le nouveau professeur dont vous nous avez parlé ?
— En effet. Leo Graf, je vous présente Tony ; c’est un de vos futurs étudiants. Il fait partie des résidents permanents de l’Habitat, ajouta Van Atta avec une curieuse insistance. Tony est soudeur, seconde catégorie. Mais il espère bien passer bientôt dans la première, hein, Tony ? Viens donc serrer la main de M. Graf.
Le sourire de Van Atta était un rien narquois, et Leo avait l’impression que, s’ils n’avaient pas été en apesanteur, il aurait aussitôt rebondi sur ses talons.
Tony sauta par-dessus le pupitre. Son short était du même rouge que son T-shirt et…
Leo cligna des yeux et, stupéfait, en oublia de respirer. Ce n’étaient pas des jambes qui sortaient du short, mais deux autres bras. Des bras tout à fait fonctionnels, d’ailleurs. À cet instant même, il utilisait sa… sa main gauche inférieure – quel autre nom lui donner ? – pour s’accrocher, la main droite supérieure tendue. Son sourire était franc ; pas la moindre trace d’embarras.
De surprise, Leo en avait lâché sa poignée ; il dut la rattraper en tâtonnant avant de pouvoir serrer la main offerte du garçon.
— Enchanté, parvint-il à articuler, la gorge sèche, s’efforçant de garder les yeux fixés sur ceux, bleus et vifs, de Tony.
— Bonjour, monsieur. J’attendais avec impatience de vous rencontrer.
La poignée de main de Tony était timide mais sincère.
— Mmmh… balbutia Leo. Quel est votre nom, Tony ?
— Tony n’est qu’un surnom, monsieur. Ma dénomination complète est TY-776-424-XG.
— Ah !… je crois que… que je vous appellerai Tony, alors, marmonna Leo, de plus en plus confondu.
Van Atta semblait boire du petit-lait.
— C’est ce que tout le monde fait, acquiesça Tony.
— Va chercher le sac de M. Graf, tu veux, Tony ? dit Van Atta. Venez, Leo, je vais vous montrer vos quartiers, et ensuite nous pourrons faire le tour du propriétaire.
Leo suivit son guide jusqu’au carrefour des corridors, jetant de fréquents coups d’œil incrédules par-dessus son épaule pour voir Tony s’élancer à travers la pièce et franchir l’écoutille avec la grâce et la rapidité d’un écureuil.
— C’est… commença-t-il.
Il secoua la tête, déglutit.
— C’est la malformation congénitale la plus extraordinaire que j’aie jamais vue. Celui qui lui a trouvé un job en apesanteur a eu une idée de génie. Ce serait un infirme, en gravispace.
— Malformation congénitale… répéta Van Atta.
Son sourire était devenu pensif.
— Oui, on pourrait le décrire ainsi, si vous voulez… Je regrette que vous n’ayez pas vu votre tête, quand il est sorti de derrière son pupitre. Mais j’admire votre sang-froid, remarquez. J’ai bien failli vomir, la première fois que j’en ai aperçu un, et pourtant j’avais été préparé. Mais on s’habitue assez vite à ces ouistitis, vous verrez.
— Parce qu’il y en a d’autres ?
— Il y en a mille – la première génération des nouveaux super-ouvriers de GalacTech. C’est ce qu’on appelle la bio-ingénierie, Leo. Un petit jeu très lucratif, quand on sait y faire. Et auquel j’ai bien l’intention de gagner…
Tony, la valise de Leo accrochée à sa main inférieure droite, passa entre les deux hommes dans le corridor cylindrique et s’arrêta devant eux en s’agrippant à l’aide de ses trois mains libres aux poignées fixées sur les parois.
— Monsieur Van Atta… Pourrais-je présenter M. Graf à quelqu’un avant qu’on l’accompagne à sa cabine ? Ça ne fera pas un grand détour… c’est à l’Hydroponique.
Van Atta réfléchit une seconde, puis sourit.
— Pourquoi pas ? Ce service est prévu sur le circuit de cet après-midi, de toute façon.
— Merci, monsieur ! s’écria Tony qui fila avec enthousiasme pour leur ouvrir les portes hermétiques au bout du corridor.
Il attendit qu’ils soient passés pour les refermer derrière eux.
La fascination qu’exerçait le garçon sur lui devenant franchement embarrassante, Leo s’efforça de fixer son attention alentour. L’Habitat avait en effet été conçu de manière très économique. Les locaux, pour la plupart préfabriqués, étaient diversement combinés. Ce n’était certes pas le nec plus ultra du design ; les bâtiments avaient l’air d’avoir poussé au petit bonheur la chance à mesure des nouveaux besoins. Cette sobriété manquait à coup sûr de gaieté, mais Leo approuva en revanche le soin qui avait été apporté au respect des normes de sécurité.
Ils traversèrent les dortoirs, les cuisines et les réfectoires, un atelier de réparations – Leo s’attarda pour l’étudier et dut accélérer l’allure pour rattraper son guide. Contrairement à la plupart des stations en apesanteur dans lesquelles il avait travaillé, aucun effort n’avait été fait ici pour maintenir un semblant d’horizontalité-verticalité destiné à ne pas déboussoler les résidents. La plupart des salles étaient cylindriques, avec des espaces de travail et de stockage disposés le long des murs.
Sur leur chemin, ils croisèrent une vingtaine de… d’individus à quatre mains, les nouveaux ouvriers modèles, les cousins de Tony… Quel nom leur donnait-on, officiellement ? se demanda Leo. Il les observait à la dérobée, détournant la tête quand l’un d’eux rencontrait son regard, ce qui arrivait souvent. Parce que, eux, contrairement à lui, ne se gênaient pas pour le dévisager et échanger des messes basses.
Il n’était pas difficile de comprendre pourquoi Van Atta les appelait des ouistitis. Dépourvus des puissants muscles locomoteurs des bipèdes, ils étaient très minces de hanches. Les bras inférieurs avaient tendance à être plus forts, chez les hommes comme chez les femmes, tout en donnant l’impression trompeuse d’être moins longs que les bras supérieurs. S’il plissait les yeux pour ne plus distinguer que leur silhouette, ils avaient l’air d’avoir les jambes arquées.
Tous portaient la tenue confortable de Tony, short et T-shirt dont la couleur, à l’évidence, signalait le service auquel ils appartenaient. Leo aperçut un groupe, en jaune, penché studieusement autour d’un humain « normal » en combinaison GalacTech qui leur donnait un cours sur la fonction et la réparation d’une pompe. Ils lui évoquèrent de petits lézards brillants et vifs comme l’éclair, de ceux qui grimpent sur les murs.
Ils lui donnaient envie de hurler, presque de pleurer. Pas à cause des bras, pourtant, ni de toutes ces mains sans cesse en mouvement. Ils étaient presque arrivés au service d’hydroponique quand il put enfin déceler l’origine de son insupportable malaise. C’étaient leurs visages qui le perturbaient. Des visages d’enfants…
Une porte, sur laquelle était inscrit « Hydroponique D », glissa pour révéler une antichambre donnant sur une vaste serre d’une quinzaine de mètres de long. La lumière se déversait par les fenêtres en verre filtrant côté soleil et se reflétait sur une rangée de miroirs côté ombre. Les plantes vertes, qui poussaient dans des végétubes bien ordonnés, envahissaient l’immense serre. L’air était lourd de végétation et de produits chimiques.
Deux femmes à quatre bras, toutes deux en bleu, travaillaient dans l’antichambre. Elles flottaient autour d’un long végétube en plexiplastique perforé de trous où elles implantaient de minuscules semis, puis les fixaient au moyen d’un enduit végétal appliqué autour de chaque pousse neuve. Les racines, se développant vers l’intérieur, deviendraient un enchevêtrement compact qui absorberait la brume hydroponique nutritive circulant dans le tube ; les tiges et les feuilles s’épanouiraient au soleil et, enfin, porteraient les fruits inscrits dans leur matériel génétique. Des bananes en tire-bouchon ou des tomates bleu citron, songea Leo, quelque peu gagné par la démence de cet univers.