— Peu importe, dit-il, éludant le sujet. En attendant tu n’as rien à te reprocher, Silver.
Elle continua à le considérer d’un œil critique.
— Vous n’avez pas peur de lui.
Ce n’était pas une question, mais une constatation. Une découverte exceptionnelle, même.
— Moi ? Peur de Van Atta ?
Il secoua la tête avec un rire bref, dénué de gaieté.
— Il ne manquerait plus que ça.
— Quand il est arrivé, au début, et qu’il a pris la place du Dr Cay, j’ai cru qu’il serait comme lui.
— Tu sais, on dit souvent que le faste du trône n’a d’égal que l’incompétence de celui qui l’occupe. Ton Dr Cay échappait à cette règle. Pas Van Atta.
Et tant pis pour les sermons de Yei…
— Tony et Claire n’auraient jamais cherché à fuir, si le Dr Cay était encore là, remarqua-t-elle.
De nouveau, elle plissa les yeux pour mieux l’observer.
— Vous voulez dire que toute cette histoire pourrait être la faute de M. Van Atta ?
Leo toussota.
— Votre…
Le terme esclavage lui brûlait les lèvres.
—… situation est intrinsèquement susceptible de vous exposer à des abus de toutes sortes. Étant donné que le Dr Cay se vouait corps et âme à votre bien-être…
— Il était comme un père, pour nous, confirma-t-elle tristement.
—… cette possibilité demeurait à l’état latent. Mais tôt ou tard, il est inévitable que quelqu’un souhaite l’exploiter… et vous exploiter. Si ce n’est pas Van Atta, ce sera quelqu’un d’autre. Quelqu’un…
De pire ? Sans doute. Il n’était pas dupe. L’histoire regorgeait d’exemples…
—… peut-être pire encore.
À son expression concentrée, il était clair que Silver essayait d’imaginer ce qui pouvait être pire que Van Atta. Sans succès. Elle secoua la tête en soupirant, puis releva les yeux vers lui. Des yeux comme des belles-de-jour tournées vers le soleil. Un sourire involontaire apparut sur les lèvres de Leo.
— Que va-t-il arriver à Claire et à Tony, à présent ? demanda-t-elle. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour ne pas les trahir, mais cette drogue m’a complètement embrouillée… C’était déjà dangereux pour eux avant, mais c’est encore pire maintenant.
Leo adopta un ton faussement rassurant :
— Il ne leur arrivera rien, Silver. Ne te laisse surtout pas influencer par les menaces de Bruce. Ils sont bien trop précieux pour GalacTech… il n’oserait pas y toucher. Il va leur passer un bon savon, c’est certain, et tu ne peux pas lui jeter la pierre pour ça. Je serais bien tenté d’en faire autant. La sécurité va les retrouver dans le spatioport – ils ne peuvent pas être allés très loin –, ils se feront bien sonner les cloches, et dans quelques semaines, on n’en parlera plus. C’est comme ça qu’on apprend les leçons de la vie…
Il se racla la gorge, pas très fier de lui. Quelle leçon pourraient-ils bien tirer de ce fiasco ?
— À vous entendre, dit-elle, on dirait que… se faire disputer n’a aucune importance.
— Ça vient avec l’âge. Un jour, tu ne t’en formaliseras plus non plus.
— En tout cas, aujourd’hui, ce n’est pas ce que je ressens.
— Écoute… je vais te faire une promesse. Si ça peut te rassurer, je vais accompagner Van Atta au spatioport. Je pourrai peut-être faire en sorte que la situation ne s’envenime pas trop.
— C’est vrai ? Vous feriez ça ? dit-elle, soulagée.
— Si c’est possible, absolument.
— Vous n’avez pas peur de M. Van Atta. Vous pouvez lui tenir tête, vous. Merci, Leo…
Un peu de couleur était revenue sur ses joues.
— Bon, euh… Je ferais mieux de me dépêcher, maintenant, si je ne veux pas rater la navette. On va les ramener sains et saufs pour le petit déjeuner, d’accord ? Et puis, pour voir les choses du bon côté, dis-toi que GalacTech ne pourra pas leur retenir les frais du voyage sur leur salaire. C’est toujours ça de gagné, non ?
Il réussit même à lui arracher un semblant de sourire.
— Leo…
Sur le point de partir, il se retourna. Elle avait recouvré son sérieux.
— Qu’est-ce qu’on va faire si… si quelqu’un de pire que M. Van Atta s’occupe un jour de nous ?
Tu verras bien le moment venu, eut-il envie de répondre pour éluder la question. Mais il craignit de s’étouffer s’il prononçait encore une seule platitude. Il se contenta de sourire et de hausser les épaules. Avant de fuir.
Claire était fascinée par la structure en dédale de l’entrepôt. Tout n’était qu’angles droits et lignes brisées, avec d’innombrables rangées de casiers montant jusqu’au plafond, d’allées et de carrefours.
Aucune chance de s’envoler, ici. Elle avait la sensation d’être une molécule vagabonde piégée dans les interstices d’une énorme gaufre. À cet instant, elle regrettait amèrement les rondeurs rassurantes de l’Habitat.
Tous trois étaient tassés dans un casier vide, un des rares à n’être pas occupé par des caisses de marchandises. Il devait mesurer près de deux mètres sur deux et présentait l’avantage d’être situé au troisième niveau ; ainsi, ils ne risquaient pas d’être repérés par les employés qui pourraient passer par là, perchés sur leurs longues jambes. Les échelles fixées à intervalles réguliers s’étaient révélées plutôt faciles à utiliser. Le sac, en revanche, leur avait posé un problème. Sa corde étant trop courte pour qu’ils puissent monter d’abord et le tirer ensuite, ils avaient dû le porter avec eux jusqu’en haut.
Claire, bien qu’elle s’efforçât de ne pas trop le laisser paraître, était sur les nerfs. Andy commençait déjà à s’adapter à la gravité et trouvait le moyen de crapahuter sur ses quatre mains dès qu’elle le posait par terre. Elle redoutait de le voir basculer au bord du casier.
Un robot élévateur passa dans l’allée. Tapie dans le fond de l’alvéole, Claire se figea, Andy serré contre elle, sa main libre agrippée à celle de Tony. Le bruit décrut peu à peu et elle s’autorisa à respirer de nouveau.
— Détends-toi, dit Tony d’une voix éraillée. Cool…
Il inspira profondément, fournissant un effort évident pour suivre son propre conseil.
Claire jeta un coup d’œil soupçonneux dans l’allée et surveilla l’élévateur qui s’était arrêté quelque vingt mètres plus loin pour sortir un container en plastique d’un casier codé.
» On peut manger, maintenant ? demanda-t-elle.
Depuis plus de trois heures qu’elle donnait le sein à Andy afin de le dissuader de crier, elle se sentait vidée. Dans tous les sens du terme. Elle avait des crampes d’estomac et la gorge sèche comme du papier de verre.
— Je suppose, oui, répondit Tony.
Il sortit du sac deux barres de rations.
— Et après, il faudra qu’on retourne dans la baie de chargement.
— On ne peut pas se reposer encore un peu ?
Il secoua la tête.
— Plus on attend, plus on leur donne de chances de s’apercevoir de notre disparition. Si on ne monte pas très vite dans une navette pour la station de transfert, ils risquent de fouiller tous les vaisseaux en partance.
Claire fronça le nez ; une odeur familière envahissait soudain le casier.
— Oh, flûte ! Tu peux sortir une couche, Tony ?
— Encore ? C’est la quatrième fois depuis qu’on a quitté l’Habitat.
— J’ai l’impression que je n’ai pas pris assez de changes, s’inquiéta-t-elle en dépliant la couche de son sachet de plastique.
— Tu plaisantes… Le sac en est plein. Tu ne pourrais pas plutôt… les faire durer un peu plus longtemps ?