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Avec son nez de boxeur, sa gueule chiffonnée et sa carrure de bûcheron, Gavin aurait fait merveille dans un rôle de gangster au temps de la prohibition. En fait, il s’agissait du chef comptable attitré de la vice-présidente. Il s’exprimait, de surcroît, dans un langage surprenant de précision et d’élégance.

— GalacTech a, depuis le début, compensé les pertes considérables de l’Opération Cay par les profits réalisés sur Rodeo. Mais je crois qu’il serait en effet utile de récapituler certains faits pour vous, monsieur Graf.

Gavin se gratta le nez avant de poursuivre :

— GalacTech a obtenu du gouvernement d’Orient IV un bail de quatre-vingt-dix-neuf ans pour louer Rodeo. Les termes originaux de ce bail nous étaient très favorables, dans la mesure où l’on n’avait pas encore découvert, à l’époque, les ressources pétrochimiques et minérales de Rodeo. Ce fut le cas pendant les trente premières années du bail.

« Les trente années suivantes, GalacTech a énormément investi en matériel et en main-d’œuvre pour développer les ressources de Rodeo. Bien entendu, dit-il en levant un index didactique, dès que le gouvernement d’Orient IV a commencé à constater l’importance de notre production, il s’est pris à regretter les termes du bail et, en conséquence, il a cherché le moyen de s’approprier une plus grosse part du gâteau. Rodeo a été choisi pour site dans le cadre de l’Opération Cay, en raison de certains avantages légaux, mais avant tout afin que les frais d’investissements incombant au projet puissent être prélevés sur les profits de Rodeo.

« Le bail de location de Rodeo expirant d’ici quatorze ans, le gouvernement d’Orient IV commence à avoir, passez-moi l’expression, des démangeaisons de récupérer leur bien. Ils viennent de modifier leur système d’imposition ; dès la fin de cette année fiscale, ils se proposent de taxer la compagnie sur les profits bruts et non plus nets. Nous avons tenté de nous y opposer, mais en vain.

« Ainsi, à l’échéance de cette année fiscale, les pertes dues à l’Opération Cay ne pourraient plus être équilibrées par les économies fiscales. Nous serons contraints de les assumer. Les termes du nouveau bail, dans quatorze ans, risquent fort de nous être très défavorables. En fait, nous avons toutes les raisons de penser qu’Orient IV se prépare à mettre GalacTech à la porte pour reprendre les opérations sur Rodeo à son compte, en les rachetant une partie seulement de leur valeur réelle. Autrement dit, c’est une expropriation en bonne et due forme. Le blocus économique a déjà été mis en place. Il est temps de limiter les investissements et de maximiser les profits.

— En d’autres termes, renchérit Apmad, une lueur vengeresse dans le regard, nous nous efforçons de leur abandonner une coquille vide.

Je plains les gars qui fermeront la boutique, songea Leo. Ces idiots sur Orient IV n’avaient donc pas compris que la coopération permettrait à tous de réaliser un profit substantiel, au bout du compte ? Et puis les négociateurs de GalacTech avaient sûrement leur part de responsabilité dans cet échec. Ce n’était pas la première fois qu’il voyait ce genre de transaction se dérouler dans l’hostilité. Stupide. Il se tourna vers la fenêtre et contempla un instant les installations, quelques étages plus bas. Vastes. Vivantes. Résultat des efforts de deux générations d’ouvriers. Quel gâchis… Remarquant l’expression horrifiée de Chalopin, il comprit qu’il n’était pas le seul à le déplorer. Il la plaignit. Un seul trait de stylo bifferait bientôt toute l’énergie qu’elle avait dépensée pour la construction de cet endroit… réduirait à néant la sueur et le dévouement de milliers de personnes.

— Ç’a toujours été votre problème, Leo, dit Van Atta d’un ton venimeux. Vous vous noyez dans les détails et ne voyez pas le tableau dans son entier.

Leo secoua la tête, tentant de retrouver le fil perdu de son argumentation.

— Il n’empêche que la viabilité de l’Opération Cay… Il s’interrompit, saisi d’une inspiration stupéfiante, mais aussi fragile qu’une bulle de savon. Un trait de stylo… La liberté pourrait-elle être gagnée par un simple trait de stylo ? Il considéra Apmad avec intensité.

— Dites-moi, madame, que se passerait-il si l’Opération Cay n’était pas reconnue viable ?

— Nous la supprimerions.

Oh ! s’il ne se retenait pas, il en aurait des choses à raconter… Enfoncé à jamais, Brucie-baby ! Rien que d’y penser, il brûlait d’envie de le faire sur-le-champ. Il jugea préférable de refréner son impatience. Marquant une pause, il regarda ses ongles et demanda, l’air de rien :

— Et qu’adviendrait-il des quaddies, dans ce cas ?

La vice-présidente plissa le nez comme si elle venait de mordre dans un fruit pourri. De nouveau, Leo retrouva cette même tension qu’il avait décelée plus tôt sous son calme apparent.

— De tous les problèmes, c’est celui qui serait le plus difficile à régler.

— Pour quelle raison ? Il suffirait de les laisser partir. En fait…

Leo dut se faire violence pour dissimuler son excitation croissante derrière un visage impassible.

—… la compagnie pourrait les libérer immédiatement, avant la fin de l’année fiscale. De toute façon, elle peut encore, une dernière fois, déduire des profits réalisés sur Rodeo les pertes de l’Opération. Ce sera toujours ça que le gouvernement d’Orient IV ne pourra pas empocher, conclut Leo avec un sourire engageant.

— Mais… les libérer pour qu’ils aillent où ? demanda Apmad. Vous semblez oublier, monsieur Graf, que la grande majorité d’entre eux ne sont encore que des enfants.

Leo hésita.

— Les plus vieux pourraient s’occuper des plus jeunes. Certains le font déjà… Peut-être pourrait-on les installer pendant quelques années dans un autre secteur qui absorberait à son tour les frais occasionnés par leur entretien… Ce n’est sûrement pas cela qui ruinerait GalacTech ; ils ne coûteraient pas plus cher que des employés à la retraite…

— La caisse de retraite de la compagnie est financièrement indépendante, intervint Gavin.

— C’est une obligation morale, plaida Leo. GalacTech se doit de respecter ses responsabilités… Nous les avons créés, après tout.

Le sol se dérobait sous ses pieds. Il était clair, à son expression distante, qu’Apmad ne le suivrait pas sur ce terrain.

— Une obligation morale, en effet, acquiesça-t-elle, les poings serrés. Auriez-vous oublié que le Dr Cay a fait en sorte que ces créatures soient fertiles ? Ils constituent une nouvelle espèce, vous savez : Homo quadri-manus. C’était lui le généticien, nous pouvons donc supposer qu’il connaissait son sujet. S’il y a obligation morale, c’est assurément davantage envers la société. À votre avis, comment réagirait-elle si nous étions assez irresponsables pour lâcher ces créatures n’importe où ? Tout le monde se rebelle déjà contre la pollution chimique, alors imaginez la levée de boucliers que soulèverait une pollution génétique !

— Une pollution génétique ? répéta Leo, essayant d’attribuer un sens rationnel à l’expression.

— Non. S’il s’avère que l’Opération Cay a été la plus grosse erreur financière de GalacTech, nous la circonscrirons comme il se doit. Les quaddies seront stérilisés et placés dans une institution où ils finiront leur vie en paix. Ce n’est certes pas une solution idéale, mais c’est en l’occurrence le meilleur compromis que nous puissions proposer.

Leo faillit en perdre la voix.

— Mais quel crime ont-ils commis pour être condamnés à la prison à vie ? Et où, si Rodeo doit être fermé, trouverez-vous ou construirez-vous un habitat orbital adéquat ? Vous qui vous souciez de votre budget… ça va vous coûter les yeux de la tête !